TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -183 ["Nous sommes découpés, et nous tombons."]

vendredi 17 mai 2024, par C Jeanney

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(le repas et le monologue de Bernard continuent : après l’épisode de la cuillère frappée contre la table, c’est son rapport au réel, aux amis, à la vie qu’il dévide comme un fil de sa bobine)

 le passage original

’Was this then, this streaming away mixed with Susan, Jinny, Neville, Rhoda, Louis, a sort of death ? A new assembly of elements ? Some hint of what was to come ? The note was scribbled, the book shut, for I am an intermittent student. I do not say my lessons by any means at the stated hour. Later, walking down Fleet Street at the rush hour, I recalled that moment ; I continued it. "Must I for ever," I said, "beat my spoon on the tablecloth ? Shall I not, too, consent ?" The omnibuses were clogged ; one came up behind another and stopped with a click, like a link added to a stone chain. People passed.
’Multitudinous, carrying attaché-cases, dodging with incredible celerity in and out, they went past like a river in spate. They went past roaring like a train in a tunnel. Seizing my chance I crossed ; dived down a dark passage and entered the shop where they cut my hair. I leant my head back and was swathed in a sheet. Looking-glasses confronted me in which I could see my pinioned body and people passing ; stopping, looking and going on indifferent. The hairdresser began to move his scissors to and fro. I felt myself powerless to stop the oscillations of the cold steel. So we are cut and laid in swaths, I said ; so we lie side by side on the damp meadows, withered branches and flowering. We have no more to expose ourselves on the bare hedges to the wind and snow ; no more to carry ourselves erect when the gale sweeps, to bear our burden upheld ; or stay, unmurmuring, on those pallid noondays when the bird creeps close to the bough and the damp whitens the leaf. We are cut, we are fallen. We are become part of that unfeeling universe that sleeps when we are at our quickest and burns red when we lie asleep. We have renounced our station and lie now flat, withered and how soon forgotten ! Upon which I saw an expression in the tail of the eye of the hairdresser as if something interested him in the street.
’What interested the hairdresser ? What did the hairdresser see in the street ? It is thus that I am recalled. (For I am no mystic ; something always plucks at me—curiosity, envy, admiration, interest in hairdressers and the like bring me to the surface.) While he brushed the fluff from my coat I took pains to assure myself of his identity, and then, swinging my stick, I went into the Strand, and evoked to serve as opposite to myself the figure of Rhoda, always so furtive, always with fear in her eyes, always seeking some pillar in the desert, to find which she had gone ; she had killed herself. "Wait," I said, putting my arm in imagination (thus we consort with our friends) through her arm. "Wait until these omnibuses have gone by. Do not cross so dangerously. These men are your brothers." In persuading her I was also persuading my own soul. For this is not one life ; nor do I always know if I am man or woman, Bernard or Neville, Louis, Susan, Jinny or Rhoda—so strange is the contact of one with another.’



il y a la question de l’heure dans ce passage, tic tac, le temps passe, on arrive à la fin du repas, la fin du livre, la fin de la vie
je m’en rends compte de façon pragmatique, au moment de traduire au début :
I do not say my lessons by any means at the stated hour. Later, walking down Fleet Street at the rush hour, I recalled that moment

avec the stated hour et the rush hour
l’heure dite et l’heure de pointe, que j’ai d’abord l’impulsion de traduire en me débarrassant d’un des deux "heure" (le dogme du français qui n’aime pas la répétition est si ancré en moi, je me demande depuis quand, mais avec VW il y a de quoi faire de l’exercice pour lutter contre)
je pense changer stade hour en "à point nommé", ou bien rush hour en "plein trafic", jusqu’à ce que je réalise que, comme d’habitude, la répétition du hour n’est pas anodine

the stated hour, l’heure obligée, celle que l’on ne peut pas repousser, et the rush hour, la course, la fuite
et nous sommes bien pris entre les deux
nous courrons, ou nous fuyons, jusqu’à l’heure indépassable
Bernard s’écarte de ce rythme, de cette course, de cette obligation
regarde ceux qui courent sans participer, et esquive le rendez-vous obligatoire

plus loin il y a une autre occurrence d’heure : those pallid noondays
midi est blafard, midi est planté au milieu du jour, au milieu de rien, comme une punaise inutile, sinistre, pendant que cela bouge et que cela vit tout autour, les oiseaux qui se déplacent et les feuilles qui reçoivent l’eau du ciel ou la rosée (when the bird creeps close to the bough and the damp whitens the leaf)

j’ai un problème avec Must I for ever, I said, beat my spoon on the tablecloth ?
d’abord parce que je veux respecter la construction
cette interrogation coupée par I said donne une impression double, en tout cas qui pourrait être interprétée doublement
soit c’est inconfortable, on a du mal à l’exprimer, ça ne coule pas fluidement, on se trouve presque estomaqué sa propre question
soit c’est une prise de distance et on se regarde soi-même en train de se poser cette question
mais surtout j’ai un problème avec l’action elle-même, que je ne voudrais pas rendre ridicule
(c’est limite cet équilibre, déjà dans le passage précédent j’avais la même problématique de rester au plus près, dire tel que, comme c’est écrit, sans tomber dans ce qui pourrait ressembler à la description d’un caprice enfantin, ce que la cuillère et la table peuvent faire naître)

c’est aussi ce que j’aime, cette sorte de pragmatisme
bien sûr la poésie, les vagues, les oiseaux de mer, les plantes, la course des nuages dans le ciel et des ombres sur le sol, sont, c’est presque automatique, admirables, plus grands que l’humain, métaphysique, existentiel
mais, et le petit geste ? pourquoi le priver de sa propre gravité ? c’est ce qui se passe avec ce geste de Bernard, un repas, une cuillère, cogner la cuillère contre la table est une décision importante, il ne faut pas la réduire au trivial — une prétendue trivialité d’ailleurs, car qui décide de ce qui l’est, de ce qui est digne d’admiration ?

c’est aussi ce qui me frappe avec l’épisode du coiffeur ici
Bernard retrouve son sens, le sens des choses et ce qu’il est, grâce à une émotion ancrée dans le banal, le "non remarquable"
lui, le personnage de l’écrivain, raté ou non selon la lecture qu’on peut en faire (pour moi, il ne l’est pas, mais j’ai souvent lu dans des résumés ou des études "Bernard le poète raté", "Bernard l’écrivain raté", sans doute parce que VW ne le montre pas recevant un prix ou signant des dédicaces, c’est-à-dire l’apparence "visible", superficielle de l’emploi, mais à mes yeux, écrire sans cesse, se questionner sans cesse, interroger sans cesse le réel, le noter, en fouiller la matière par les mots c’est ce que fait un écrivain)
donc lui, Bernard, est poreux, traversé, et il ne juge pas ce qui est digne de le traverser ou pas
d’ailleurs, on sait de lui qu’il est souillon, un peu étourdi, qu’il tache sa chemise et rate ses trains, donc qu’il n’obéit pas aux principes et méthodes qui génèrent la respectabilité
il a un côté prolétaire, chaque humain rencontré l’intéresse, coiffeur ou chanteuse d’opéra

et puis quelque chose dans ce moment : le suspense mis en place, que regarde le coiffeur ?
VW insiste, crée une attente, nous aussi nous voulons savoir
nous ne saurons pas
parce que les choses visibles ne sont pas si importantes
du coin de l’œil ce que l’on voit, ce que l’on a au coin de l’œil, il y a une partie de ping-pong des regards ici, les passants regardent, les miroirs confrontent, centralisent tous les yeux, mais il faut être curieux, concentré, avide, pour déceler dans un angle, un coin, un recoin, une expression énigmatique, il faut être humain tout simplement (something always plucks at me—curiosity, envy, admiration, interest), et ça ressemble à cette théorie des fractales quand l’œil est rond comme le monde, qu’on cherche le monde, un monde, dans cette minuscule rotondité

ce n’est pas ce que voit le coiffeur qui compte, c’est son œil, son expression
les détails sur lesquels se pencher ne sont peut-être pas où on les attendrait
ce qui est apparent, évident, ce n’est pas ça l’intéressant
l’intérêt n’est pas intéressant, c’est rendre compte de cet intérêt qui l’est, et l’effet que cet intérêt a sur le réel

et que demande Bernard en partant ? pas de détails sur ce qui s’est produit dans la rue, mais le nom du coiffeur (I took pains to assure myself of his identity)
on pourrait penser qu’il est à côté de la plaque, mais c’est peut-être nous qui nous trompons, à vouloir regarder uniquement ce que montrent les doigts pointés

ce qui compte est dessous, caché, c’est ça qu’on veut fouiller, l’inaccessible
tant de choses inaccessibles prennent l’apparence du banal

c’est la vie
Bernard pense
il sort de chez le coiffeur (scène banale, banalité, la vie d’une grande banalité) et il pense à Rhoda
et en une phrase (she had killed herself)
(même pas une phrase, un fragment de phrase, quatre mots)
on apprend sa mort
lui sait, il savait, nous ne savions pas
lui qui nous dit tout, qui nous a tout dit jusqu’à maintenant, qui s’est épanché longuement sur la mort de Percival, il n’en a pas parlé
parce que c’est indicible ?

pour nous la mort arrive comme ça, en sortant de chez le coiffeur
le banal est saisissant
au cœur du banal existent des crevasses profondes, peut-être plus profondes que dans l’envolée lyrique ou le moment exceptionnel

comme je n’ai pas lu Les Vagues avant de les traduire, que j’avance en découvrant le texte (et je pensais au début de ce travail que c’était de ma part une faute, une insuffisance, une incompétence, mais je lis ici et là, et notamment dans le livre de Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, que cela peut aussi être un avantage, un plus, de se placer en lectrice première, avant tout, pour encore mieux chercher/découvrir) je suis saisie par cette mort de Rhoda
je la découvre

au début je n’y crois pas
je cherche à tordre le texte pour que ce ne soit pas vrai, que ce soit un effet fictionnel, Bernard qui imagine, qui invente, qui suppose
mais non : she had killed herself
she had n’est pas une éventualité, ça a eu lieu
(ce que Marguerite Yourcenar refuse :
le texte original est the figure of Rhoda, always so furtive, always with fear in her eyes, always seeking some pillar in the desert, to find which she had gone ; she had killed herself.
la traduction de Yourcenar : "l’image de Rhoda, toujours furtive, avec ses yeux sans cesse pleins de crainte, toujours à la recherche d’une colonne perdue dans le désert, pour la découverte de laquelle elle donnerait sa vie."
"elle donnerait sa vie"
Rhoda ne meurt pas chez Yourcenar
elle meurt chez Michel Cusin ("elle s’était tuée"), chez Cécile Wajbrot ("elle s’était tuée"), chez Virginia Woolf (she had killed herself), mais pas chez Yourcenar)

c’est ce que je retiens de ces trois paragraphes
la mort de Rhoda
aussi simple, dite aussi simplement que la mort de Mrs. Ramsay dans To the Lighthouse, qui meurt entre parenthèses, discrètement

au final c’est surtout la réaction de Bernard face à cette mort que je retiens, si discrète elle aussi
d’un amour tel, d’une telle force, un amour qui prend soin de Rhoda (fais attention en traversant, "Wait until these omnibuses have gone by. Do not cross so dangerously", les mots des pauvres gens) l’amour qui s’inquiète de Rhoda par-delà la mort, malgré la mort, au-dessus de la mort, ces amis que nous continuons à fréquenter ("thus we consort with our friends"), et peu importe que la mort soit là ou pas
la vie


 ma proposition

Et donc, ce courant qui fuyait, où se mêlaient Susan, Jinny, Neville, Rhoda, Louis, était-il une sorte de mort ? Un nouvel assemblage d’éléments ? Un signe quelconque de ce qui approchait ? La note fut griffonnée, le carnet refermé, car je suis étudiant par intermittence. Je ne récite jamais mes leçons à l’heure dite. Plus tard, tout en descendant Fleet Street à l’heure de pointe, je me suis souvenu de ce moment ; et je l’ai prolongé. "Est-ce que je dois et pour toujours, pensais-je, cogner ma cuillère contre la nappe ? Est-ce que je ne devrais pas, moi aussi, me rallier ?" Les autobus étaient bondés ; l’un arrivait derrière l’autre pour venir se stopper dans un clic, comme un maillon s’ajoute à une chaîne de pierre. Et les gens passaient.
Innombrables, chargés de mallettes, se faufilant à une vitesse incroyable, ils passaient comme une rivière en crue. Ils passaient mugissants comme le train dans son tunnel. Saisissant ma chance, j’ai traversé ; plongé dans une ruelle sombre pour entrer dans la boutique où l’on me coupe les cheveux. J’ai penché la tête en arrière et je me suis retrouvé enveloppé d’un drap. Les miroirs me faisaient face et j’y voyais mon corps entravé et les gens passer ; s’arrêter, en jetant un œil et repartir, indifférents. Le coiffeur commença le va-et-vient de ses ciseaux. Je me sentais impuissant à faire cesser ces oscillations d’acier froid. Ainsi, nous sommes découpés, couchés et emmaillotés, me suis-je dit ; ainsi, nous sommes allongés côte à côte dans des champs humides, des branchages et des fleurs flétries. Nous n’avons plus besoin d’être exposés au vent et à la neige dans les haies dénudées ; de nous tenir droits quand la rafale souffle, ou de maintenir bien haut notre fardeau ; ni de supporter sans un murmure l’heure blême de midi, quand l’oiseau s’approche de la branche et de la feuille blanchie d’humidité. Nous sommes découpés, et nous tombons. Nous devenons un fragment de cet univers insensible qui dort lorsque nous sommes au plus vif et s’embrase de rouge quand nous dormons. Nous avons renoncé à la station debout et maintenant nous gisons, couchés à plat, flétris et si vite oubliés ! Sur ce, j’ai repéré une expression dans l’œil que le coiffeur jetait en coin, comme si quelque chose l’intéressait dans la rue.
Qu’est-ce qui pouvait intéresser le coiffeur ? Qu’avait vu le coiffeur dans la rue ? C’est de cette façon que je me suis rappelé à moi. (Car je ne suis pas mystique ; quelque chose vient toujours m’attraper – la curiosité, l’envie, l’admiration, l’intérêt pour les coiffeurs et leurs semblables me ramènent à la surface.) Pendant qu’il brossait les peluches sur mon manteau, j’ai pris la peine de m’assurer de son identité, et tout en balançant ma canne je suis allé dans le Strand, et j’ai évoqué pour me servir de contrepoint la figure de Rhoda, toujours si furtive, les yeux toujours remplis de crainte, toujours en quête d’une colonne dans le désert et s’en allant la découvrir ; elle s’était tuée. "Attends," disais-je, mettant mon bras imaginaire (c’est comme cela que nos amis nous accompagnent) sous son bras. "Attends que ces autobus soient passés. Ne traverse pas si imprudemment. Ces hommes sont tes frères." Et, voulant la convaincre, je convainquais mon propre esprit. Car il n’existe pas de vie seule ; et je ne sais jamais vraiment si je suis homme ou femme, Bernard ou Neville, Louis, Susan, Jinny ou Rhoda – c’est si étrange, ce contact avec l’autre.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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