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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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petite cosmogonie des routes et des compositions

lundi 5 septembre 2016, par C Jeanney


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J’ai pensé (...)
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Je lis la correspondance (...) avec [vidéolecture]
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Il a dit « J’ai fait un drôle de rêve, j’ai rêvé que je n’arrivais pas à m’endormir ». Sur Calhoun Street, les maisons sont toutes semblables, en briques rouges, et les allées très bien tenues, pas un arbuste qui dépasse. Il y a une route entre Dearborn et le centre de Detroit qu’on peut suivre pendant au moins vingt minutes sans hésiter tant elle est rectiligne. Les bâtiments sont bas. Les couleurs de ces bâtiments sont basses aussi, hésitantes, le rouge n’est pas très rouge mais rose fané, et le gris envahissant est sûr de lui. Il y a peu de piétons, certains savent où ils vont mais d’autres non, ils tergiversent, ils se dandinent, ils changent d’avis sous des enseignes Ford de douze mètres de long. On ne sait pas s’ils sont les rescapés de l’escalier de secours d’une impasse, ou bien les rois d’un quartier où la pharmacie est à vendre depuis des mois.
On se fait doubler par des Chevrolet dont la portière arrière est cabossée et le pare-brise arrière couvert de bandes de scotch noir. Les réparations successives du bitume s’étagent en nuances de gris, récentes, anciennes. Elles suivent des lignes très délimitées puis se mangent là où elles rencontrent l’ombre foncée des arbres et des panneaux Speed Limit 35. Sur la façade blanche d’un cube énorme, juste avant de tourner à droite vers Charles Street, il reste la trace de ce qui pourrait être un coquillage Shell et le mot LIFE.
Des maisons de briques toutes pareilles, une avancée avec deux chaises derrière des barrières peintes pour surveiller les voitures garées. Ailleurs, d’autres maisons cossues, immenses, face à une plate-bande d’herbe coupée et de platanes, regardent toutes dans la même direction. Et le bâtiment du Detroit Police Department Central District 7310 ressemble à ce qu’on peut construire dans Sim city, le long des mêmes rues perpendiculaires où poussent des immeubles pointus et des friches qu’il faut nettoyer à la pelleteuse. Des tags, des restes de fenêtres brisées. Des bardages de bois blanc, des escaliers jumeaux, la végétation rousse. La rivière Détroit, tu la suis vers le sud et elle t’emmène vers Toledo, vers Cleveland. Si tu passes par le nord, après le lac Saint Clair, tu vas remonter vers Sarnia, et là tu pourrais continuer en passant sous le Mackinac Bridge pour rallier Chicago, c’est la même eau qui borde. Par la route tu mettrais 4h et demi, et en passant par l’eau je dirais presque un jour entier. Ici un couple d’éperviers tue les pigeons. Qu’est-ce qu’il y aurait à Chicago.
Tu pourrais vivre dans Calhoun Street, assis sur un des deux fauteuils derrière la barrière peinte en blanc, sans plus jamais bouger. Suivre du doigt sur la carte la route qui mène to Downtown Detroit avec les feux qui se balancent, suspendus dans les airs. Surprendre une silhouette de Vuillard venir se faufiler entre deux hangars vides, ou un homme en bonnet tituber avant de changer de trottoir. Qu’est-ce qu’il y aurait à Chicago ? Un homme qui chante No woman no cry sur Wabash Avenue. Des tours plus hautes, plus claires. Des passants affairés, une église adossée à une tour si imposante que le clocher s’est renfrogné. L’homme qui a montré à quelle hauteur la neige s’entassait cet hiver-là (et c’était plus haut que sa tête) habite là-bas. Comme il n’avait que douze ans en arrivant, il parle sans accent ; et on peut dire l’inverse, comme il avait déjà douze ans quand il est parti, il parle sans accent ; c’est-à-dire qu’il n’a ni l’accent français quand il parle américain, ni l’accent américain quand il parle français, et il passe d’une langue à l’autre en glissant, comme un surfeur.
Sur une commode, il y a des lunettes de théâtre en corne, posées sur un journal imprimé en 1905. Elles sont un peu fêlées, on raconte qu’elles appartenaient à un compositeur, ami de Debussy, et qu’il s’est fâché avec lui un jour. Le nom de ce compositeur est Bade, ou Barne, ou Barle, je n’ai pas bien compris. Mais on me dit qu’il a écrit un opéra, Les Intrigantes. Plus tard, je chercherai, et je ne douterai pas de ce qui a été dit, de ce qui a existé, et pourtant je ne trouverai rien nulle part, pas trace.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • et cela prend réalité, mots qui rendent poids du temps et des matières, vue, air qui circule, gens, le temps de l’écrit avec juste le petit sfumato qui dit que c’est toi qui est là qui re-crée, qui rappelle que c’est récit
    (ce que ne saurais faire, alors suis revenue à mes petites sottises de paumée)

  • Bonjour Madame, étant descendant du compositeur" de Bade" né J Badie que vous citez dans une page de votre ouvrage "Petite Cosmogonie des routes et compositions " ( cet arrière grand-père - était chef d’orchestre et professeur de musique fin 1890-1900 à l’Opéra Comique de Paris, finalement très ami puis brouillé avec Debussy ( j’en connais les raisons ..) et qui avait notamment et effectivement composé l’opéra "Les Intrigantes" j’aimerais savoir si cet unique extrait- passage trouvé par hasard sur internet , est entièrement écrit en forme de fiction (car je ne l’ai pas encore votre livre en main) , mon témoignage pourrait conforter vos affirmations ( l’histoire des lunettes est comique : j’ai ces mêmes lunettes de théâtre et qd même une partie de la partition !) ; et alors, quelles ont pu être vos sources si précises , les nôtres ayant été partiellement détruites , brûlées, durant la guerre de 39-45- concernant voie SACEM , difficultés- je souhaiterais finalement si possible un contact direct avec vous - ceci, peut-être une simple anecdote pour vous mais qui compte pour nous -dans ma famille des traducteurs , correcteurs aussi , ai des attaches en Normandie banlieue Caen /vous n’êtes pas obligée de me répondre - à tout hasard qd même ! merci d’avance - et excusez- moi de vous faire peut-être perdre du temps , dans votre prolifique travail.

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