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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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petite cosmogonie de je ne sais pas si je

mardi 27 septembre 2016, par C Jeanney


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Ça a commencé par les rues pavées et l’hôtel du Doyen, ce qui reste de remparts et les fouilles où on trouva une tête de Minerve ; puis les chars Sherman M4 A1 et les plages, ce qu’on a conservé, ce qui se voit dans les drapeaux et les nombreuses photos reproduites sur affiches, plateaux et porte-clés, le Général figé sous les acclamations ; ensuite les grandes villes les plus proches, la Seine, même la baie du Mont Saint-Michel ; puis des musées, le Marmottan, le Louvre (il est trop cher, si on veut rentabiliser on doit y rester la journée et c’est trop long, à la fin on ne voit plus rien), et DisneyLand qu’elle visite seule en repérages, pour y conduire des familles avec enfants ; elle ira les chercher au Havre à 7h30 le matin ; ils possèderont cinq cliniques, des centaines de yards et deux chiens, ils restaureront une Studebaker Commander Regal 1952 et des voitures de course antiques ; elle répondra à toutes leurs questions, elle notera celles dont la réponse est floue, cherchera ensuite dans un guide de quoi maîtriser mieux (s’ils lui demandent de passer par Bordeaux pourquoi pas, elle connaît un endroit où manger la lamproie au vin rouge, elle recommande, elle révise les sarments du Médoc, les quais de la rive gauche) ; les détails qu’il lui faut mémoriser vont s’ajouter, il y en aura toujours plus ; le périmètre d’activité de la locataire du 1er enfle, élastique, tandis qu’elle tourne à l’intérieur du même manège de bois.
Ce jour-là elle remonte la rue Laitière, puis d’autres jusqu’au parvis où commencent les pavés, ensuite ça n’arrête plus, des centaines, peut-être des milliers de pavés, et ils ont tous quelque chose qui les différencie les uns des autres. Des marques, des griffures. Un relief inégal. Un chiffre, un sept à qui il manque un trait. Trois traînées d’orange, comme des doigts qui auraient glissés. Une tache en forme de triangle ou d’arbre. Une fente. Et même leurs formes sont inégales. Les gens (poussettes, femmes âgées, hommes à chapeaux) sont inégaux, avec quelque chose de spécial, comme les personnages de Sempé (mais je crois qu’elle ne connaît pas Sempé). Long maigre à rayures, bedonnant. Pantalon à fleurs blanches géantes, torse réduit au minimum. Genoux abîmés, taches sur les mollets, sous les volants des baskets. Des sacs à dos plus ou moins compliqués et des boucles d’oreilles qui bougent. Une queue de cheval coupée net, une veste brodée, des lunettes de soleil tiennent la frange. À cheveux blancs très courts, on lui rend l’appareil photo, il ne dit pas merci. Un chien en laisse, attend, écoute l’orgue derrière les pierres. Les ongles des pieds vernis rose. Un bermuda d’explorateur aux poches pleines à craquer, drapeau anglais sur le tee-shirt, la capuche à réajuster en parlant. Mais ça ne suffit pas pour définir qui que ce soit, ces différences. Il y a des hics, des étonnements.
Comme celui aux longs bras tatoués (piercings sous le nez et sur la tempe, cheveux coupés ras sauf une tresse maigrichonne sur la nuque), il sort une lingette d’un sac accroché à une poussette (son bébé est solaire) pour l’offrir au voisin de table (homme mûr, à tête de contremaître) qui s’est renversé ce qu’il buvait sur les genoux. Des improbabilités. Ça marche aussi dans l’autre sens (une très vieille femme, secrétaire particulière d’une des figures les plus monstrueuses du XXe siècle, le décrivant comme élégant, altier, noble d’allure et de comportement, et sachant jouer la comédie à la perfection pendant ses discours d’aboiements, de haine). On ne peut capter que les détails, on ne peut voir que la surface, les erreurs sont communes, répétées, et ça n’est pas comme dans les jeux télévisés, quand on se trompe, aucun buzzer ne sonne. On ne peut pas tenir un catalogue.
On pourrait choisir de suivre une personne dans la rue, la suivre jusqu’à ce qu’on la connaisse mieux (la locataire ne le fera pas, son trajet est déjà trop complexe).
Suivre quelqu’un au hasard, essayer de surprendre ce que cette personne regarde, et ce qu’elle voit. Et ce ne serait pas pareil. Parce qu’elle regarderait sans voir, tournant autour de l’arbre centenaire. Ou bien ce qu’elle verrait la surprendrait tellement qu’elle préfèrerait continuer à marcher en fixant l’escalier double, en fixant une seconde les lettres du jeu de scrabble que quelqu’un à collé dans les rues (tout le monde ne les voit pas ; par exemple en haut de l’escalier et sous un fil de feuilles de lierre les lettres collées disent LE FUTUR COMMENCE).
On ne pourrait pas tout voir de ce qui est apparent. Il y aurait plusieurs couches. Même quand on penserait qu’il n’y a rien à apprendre, que c’est cliché ou vide, on ne serait pas sûr. Il y a cette possibilité des couches profondes, leur existence non avérée, mais concevable. Et lorsqu’on connaîtrait quelqu’un un peu mieux, parfois on l’aimerait plus. On pourrait décider que chacun devrait suivre quelqu’un, pendant une matinée, de loin, sans l’aborder, et peut-être qu’il l’aimerait plus ensuite. Ce qu’il y a à apprendre apparaîtrait, on apprendrait à envisager quelqu’un comme quelqu’un d’autre, aussi « autre » que soi. Le mot « foule » deviendrait inutile. On retrouverait les personnes disparues (parce qu’on aurait tous sur nous des avis de recherche), on empêcherait les pianos de tomber des fenêtres, on préviendrait d’un cri, on pousserait les passants qui traversent au mauvais endroit, ils resteraient secoués, mais vivants, et sur les pare-chocs pas de sang. On remonterait en arrière, vers l’enfance, vers le début, vers le premier acte de protection, la sauvegarde. Suivre quelqu’un ça donnerait ça, un aperçu chronologique accru, vers l’amont, vers l’aval, les protections de soi enfant qu’on n’a pas pu donner on les offrirait là, les résolutions éclatantes seraient au futur, potentielles. On en aurait fini avec la mélancolie des grilles d’égouts où les plantes poussent en creux. Ça éviterait le sombre, celui-là, certains autres, et peut-être le pire. Ce serait une belle vie d’éviter le pire. On ne sait pas si on en serait capable (je ne sais pas si je).


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Messages

  • oui on n’oubliait pas de regarder, et on ne verrait pas tout bien sûr, on ne peut pas, mais ce qu’on verrait prendrait importance au moins pour soi, un moment, et on essaierait de connaître ceux qu’on suit, sans imaginer qu’ils sont, eux, en train de se jouer la comédie, de se raconter une histoire, de marcher en se rêvant autre, ou autre part..
    de toute façon on serait éveillés
    et j’aimerais beaucoup connaître la locataire du premier pour l’écouter dire ce qu’elle a appris

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