TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Apnée, de Corinne Lovera Vitali

mardi 11 octobre 2016, par C Jeanney


"2. je suis déjà arrivée

j’ai choisi la chambre la plus chère la plus grande la moins sordide tout est relatif cette rivière censée être mon refuge déjà n’en a plus l’air au contraire elle me regarde avec son frtfrtfrt un peu sale ses berges ses criques la rivière tout entière ne me fait penser qu’à une truite échouée comme la patronne et ses yeux loupes pourtant lors de mon précédent passage il y a quelques mois pour un café au comptoir il faisait beau j’étais accompagnée alors je faisais de mon mieux pour sembler joyeuse alors tout était vif l’eau chantait la patronne était solidaire bien que j’aie trouvé moyen de la vexer un peu en lui racontant piapiapia que je connaissais l’endroit depuis avant qu’elle rachète l’hôtel avec son mari désormais défunt j’avais clairement en tête nos chronologies respectives et croisées je revenais au refuge avait-elle oublié notre passé commun cette femme autrefois heureuse et ne pouvait-elle au moins accueillir une cliente sans qu’on l’imagine au cœur d’un de ces polars glauques des années cinquante bourrés de femmes perdues portant une jupe droite un foulard sur la tête et cette voix de pleureuse qui fume des gauloises et quand on est en somme le rejeton de ces femmes on met du temps à comprendre qu’elles ne ressemblent pas exactement à madame l’institutrice ou à ma tante parce qu’elles ont eu ou vont avoir des relations sexuelles ce que ces années signalent par le simple fait de mettre une femme à fichu au centre de l’intrigue
c’est absolument vrai la femme héroïne a une sexualité
et sa façon de le faire remarquer sa façon d’attirer l’opprobre pauvre sotte nécessite la complicité de la mode féminine chaque décennie ayant son fichu ses lunettes son décolleté ses bas sa voilette son fume-cigarette et quand il n’y avait rien encore et qu’on était tenue fermée dans un donjon quelconque
quand on est tenue fermée dans un donjon quelconque on se fait remarquer par ses rêves ou par ses seules pensées
un des aspects les plus fâcheux de mes caractéristiques psycho-affectives me porte à croire que je me souviens de tout ce que l’autre me dit tandis que l’autre a tout oublié de moi y compris mon visage cet impossible miroir dans les yeux de l’autre [...]"

 [1]

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1pourquoi je lis Corinne Lovera Vitali
parce que c’est l’intérieur et l’extérieur mêlés, un tissage extrêmement rêche

extrêmement doux, extrêmement voluptueux, extrêmement sensible et dur, c’est extrêmement

ça ne laisse pas de place à l’à-peu-près et ça laisse toute la place à l’entour, malgré la place précise là au milieu

ça accompagne et cherchant à être accompagné ça forme une sorte d’envoûtement
comme un emportement

comme quand on est petit et qu’on marche tous ensemble très vite, avec joie, avec des sacs à dos qui parfois font épines dans le dos, mais marchant
une écriture en marche et on marche avec elle (voilà pourquoi)

et si on écoute la voix de Corinne Lovera Vitali, on sent encore mieux, par les pauses et la prononciation et les hésitations sans évitements à quel point c’est tendu / sans casser

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