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woolf, wilde, etc

Le temps passe, Virginia Woolf

samedi 10 juin 2017, par C Jeanney

(extrait)


Autour de Le temps passe
(extrait de Des fantômes sous les arbres, nouvelle traduction)

Le temps passe est le tout premier texte de Virginia Woolf publié en France.
En 1926, elle l’envoie afin qu’il le traduise à Charles Mauron, avec qui elle retravaillera par la suite – il traduira Orlando et Flush, et la Hogarth Press, la maison d’édition fondée par Leonard et Virginia Woolf, publiera certains de ses essais. Ce texte, ou cette nouvelle comme elle l’appelle dans une lettre, doit être publié dans la revue Commerce au début de l’année 1927.
Une publication importante pour elle, à plus d’un titre. Elle y met en forme ce qui deviendra plus tard la partie centrale et singulière de la Promenade au phare, ce roman qu’elle qualifiera dans son journal de « python » (« c’est un vrai combat et je me demande de temps en temps pourquoi je m’expose à cela », 22 juillet 1926). Très torturée par le travail de son écriture, comme elle l’a souvent été par le passé, elle est surprise de ce qui lui arrive avec cette partie centrale :

« J’ai terminé hier la première partie de La Promenade au phare et commencé aujourd’hui la seconde. Je n’arrive pas à comprendre – j’en suis à un passage des plus abstraits, des plus difficiles à écrire : je dois rendre le vide d’une maison, où personne n’est là pour jouer un rôle, le passage du temps, tout cela sans yeux, sans traits, sans rien à quoi se raccrocher, eh bien, je m’y précipite, et je couvre aussitôt deux pages. Ai-je écrit des bêtises ou fait un coup d’éclat ? Pourquoi suis-je si gonflée de mots, si libre, semble-t-il, de faire exactement ce qui m’entend ? Lorsque j’en relis quelques lignes, cela me paraît inspiré ; demande à être un peu comprimé, mais c’est à peu près tout. […] Je ne me monte pas la tête, c’est une simple constatation. » (6 mai 1926)

Et quelques semaines plus tard : « Je suis secouée comme un vieux drapeau par mon roman […] j’écris maintenant plus vite et plus librement qu’il m’a jamais été donné de le faire dans toute ma vie ; et bien plus, vingt fois plus encore, que pour aucun autre de mes romans. »

Ce qu’elle envoie à Charles Mauron, afin qu’il le traduise, est un document holographe. Cette nouvelle, qu’elle destine à une revue prestigieuse, est donc spécifiquement pensée pour ce format. Plus tard, elle va remanier le texte, le corriger, et des versions anglaises et américaines légèrement différentes seront publiées, jusqu’à la plus récente utilisée comme passage charnière dans La Promenade au phare, ou plutôt comme élément architectural – il existe un dessin où elle visualise la construction de la Promenade, et le texte du Temps passe s’y trouve tracé comme un couloir entre deux pièces.

C’est ce qui fait toute la singularité de cette version : même si Virginia Woolf la pense déjà comme amenée à faire partie d’un tout plus large, elle va d’abord l’arrêter ici dans une forme close, lui donnant une vie autonome. Que cherche-t-elle en envoyant cette nouvelle à la revue Commerce ? Peut-être veut-elle savoir si Le temps passe se suffit à lui-même ? Est-ce que ce qu’il exprime tient en une forme achevée ? Ou cherche-t-elle à voir où mène de déplacer ce fragment, de l’isoler du reste de ce qu’elle a déjà en tête ? Ce pourrait être une sorte de tentative, une mise en espace à laquelle elle s’exerce, et cette publication unique donnerait une sorte de « verdict » de fiabilité, peut-être.

En tout cas, en comparant cette version autonome avec ce qu’elle deviendra plus tard, c’est-à-dire un espace entre deux panoramas plus vastes, on pourrait presque dire que Virginia Woolf interroge la matière même. En déplaçant la finalité d’un texte, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui reste noué à la trame – et peut-être à l’insu de l’auteur ?

Peut-être peut-on en apprendre un peu plus en posant côte à côte les deux versions.
Dans l’unité refermée (la nouvelle Le temps passe), pas de personnages, ou si peu, seulement quelques rémanences de ceux qui habitent La Promenade au phare, en particulier, et presque uniquement, Mrs McNab qui vient nettoyer la maison. Les quelques vagues allusions à d’autres (Mrs Ramsay, Mr Ramsay, Mr Andrew, Miss Prue), ressemblent à des signes incertains dans le brouillard, aussi lointains que des songes, impalpables, invisibles.

Au contraire, dans la version-couloir, au cœur de La Promenade au phare, ce sont eux qui ouvrent et ferment cette sorte de temps de passage, avec leurs paroles et leurs actes. Et même lorsqu’on les sentira s’éloigner, au creux même de leur absence, le pouvoir omniscient de Virginia Woolf nous donnera des indications sur ce qui leur arrive et leurs pensées. Ils accompagnent le récit de bout en bout, sans jamais quitter totalement les murs de la maison vide.

C’est qu’en écrivant ou remaniant ces deux versions, peut-être que Virginia Woolf ne s’est pas placée au même endroit.

Dans La Promenade – on peut supposer qu’elle en a l’idée – il s’agit d’observer une maison vidée de ses habitants, lorsqu’ils ne sont pas là, parce que les aléas de la vie et ses drames ont décidé de leur départ. Aussi, c’est presque depuis eux, ou avec eux, qu’elle écrit, depuis leur présence-absence, sans perdre de vue qu’ils pourraient revenir et qu’un « après » existe. Ce que l’on voit ressemblerait à une cour intérieure, laissée aux intempéries, mais pas réellement délaissée, car les bâtiments qui l’entourent étaient occupés et le seront à nouveau, cet abandon n’est que ponctuel. Se voient le travail du temps, celui du souvenir, de l’éloignement, de l’absence, de la décrépitude qui plane, avec le vertige devant les éléments à qui on a abandonné tous les pouvoirs, et qui s’exercent pendant que nous ne sommes pas là. Mais nous veillons, nous allons revenir, nous les humains, habitants légitimes de cette maison vide, nous en sommes toujours les maîtres et possesseurs. Ce temps de passage reste relié aux autres motifs dessinés dans un tout plus vaste, le livre entier. C’est comme la partie centrale d’une partition où une famille d’instruments, les cuivres par exemple, serait la seule à être audible, prenant un tempo lent, un ton sourd, dans un adagio qui n’existe pas isolément, mais sera précédé et suivi du mouvement de tout l’orchestre avec toutes les variations et les nuances de rythme dont il est capable, et c’est bien au milieu des autres que ses échos, en contrepoint d’autres échos, se font entendre. Un moment de calme, mais qui n’est calme que parce que ce qui l’entoure bruisse et s’active.

Dans la nouvelle Le temps passe – qui est aussi le premier jet du texte finalement, son intention première – ce qui arrive est autrement plus dangereux, et déroutant. Cette fois, pas d’orchestre auquel se raccrocher, pas d’après envisageable, puis que le texte est « fini », au sens où il se refermera à la dernière phrase. Et là, pas moyen de trouver ailleurs des motifs en réponses qui fassent sens, ou puissent porter une lumière autre. Pas d’autre calme que le calme le plus intense, celui qui ne trouve même pas à quoi se comparer, puisqu’autour, il n’y a rien.

Virginia Woolf se tient juste au bord du vide. Elle observe le vide du grand vide. Elle y voit apparaître des formes indécidables, inquiétantes, des esprits qui formulent des questions de la plus grande gravité, des questions essentielles, qui sommes nous et où allons-nous. C’est peut-être l’une des raisons qui la font écrire, comme elle le dit, en s’y « précipitant, couvrant aussitôt deux pages ». Comme si, à un certain point et délesté du reste de La Promenade, Le temps passe devenait une sorte de trouée vertigineuse vers l’inconscient, qu’il lui suffisait de tirer sur le fil pour que se déverse ce qui n’a pas d’habitude de place, ce qui tenaille à cœur et qui ne demande qu’une impulsion première ou primitive pour être propulsé au-dehors. Les questions premières. Ce sont elles que les souffles d’air posent aux objets, et ce sont ces questions répétées qui donnent au texte sa tension, qui construisent cette toile d’araignée dont l’écriture habille la forme, avec ses textures concrètes, détails, couleurs, que des spectres repèrent et frôlent, et sur lesquels ils se posent et agissent.

Ainsi, si dans La Promenade le temps de passage se teinte de désenchantement et d’impuissance devant les forces du temps qui nous abrasent, dans la nouvelle Le temps passe, c’est la métaphysique, le mysticisme peut-être (mais celui d’un Flaubert, « Je suis un mystique qui ne croit à rien »), qui peuvent se déployer. Dans La Promenade, le temps est le personnage central, incontournable, et on l’observe. Dans Le temps passe, le temps est une donnée centrale mais c’est la condition humaine qui se voit plus clairement, avec sa soif d’un ordre préexistant, son désir de trouver un but, c’est elle qui est dévisagée. Et comme c’est dangereux et difficile, on ne va pas l’observer droit dans les yeux. Parmi tous les personnages qu’on a en tête, il faut bien garder avec soi une Mrs McNab au regard oblique, à l’œil de biais. On ne va pas aller droit devant, délesté de tout doute. Il faut chalouper et faire des embardées comme la vieille dame, pour se déplacer ici. Malgré tout, le faisant, même de manière indirecte, tortueuse, en se glissant derrière une Mrs McNab obstinée et gémissante, on n’aboutira peut-être qu’à une seule question, la plus tragique, celle que la vieille dame se pose en se relevant difficilement de sa tâche : « combien de temps cela va-t-il encore durer ? »

Comme si Woolf n’écrivait plus depuis ou avec ses personnages, mais qu’elle se trouvait elle-même mêlée aux éléments, elle aussi arpentant la plage, clouée au sol, soumise aux événements, aux questionnements et courant derrière eux pour les comprendre, suivant du doigt ce que des formes dans le ciel dessinent, ce que des souffles d’air caressent dans leurs déplacements. Une sorte d’expérience sans bouclier, comme si elle osait formuler ici une demande à voix haute, y’a-t-il un Dieu quelque part ? et qu’elle voulait saisir dans l’espace qui s’ouvrait des indices de son existence, ou de celle d’une puissance, quelle qu’elle soit, éclairée et consciente.
Mrs McNab, seule survivante avec ceux de son espèce (George, Mrs Bast, « Mildred ou Marian – un nom comme ça »), devient l’emblème de la ténacité, de la petitesse opiniâtre, et finalement indestructible. Elle devient une donnée du monde ; aussi incompréhensible que lui, car sa chanson n’a pas de sens, elle ne dévoile pas ses raisons ; elle fait partie des éléments, aussi réelle que les ruines d’une maison ou les souvenirs qui y rôdent, objets précieux, fragiles et résistants, les plantes faibles ou agressives, splendeur des vagues en rythme, lumière omniprésente, y compris et peut-être encore plus dans l’obscurité, ce qui nous sauve ? Et les esprits, les arpenteurs, les souffles d’air, les rêves, seraient les formes visibles de nos pensées les plus intimes et les plus déroutantes, qu’il est déroutant d’observer. L’écrivain rendrait compte de tout cela, avec une sorte d’humilité ou de complicité, assujetti aux mêmes questions, aux mêmes terreurs.

En surveillant les forces chaotiques qui s’abattent sur la charpente de la maison, Virginia Woolf s’inquiète de sa fragilité comme de sa résistance, et par là même de notre humaine friabilité, de ce que nous avons à nos côtés en retour, qui puisse nous faire durer, nos certitudes – mais quelles sont-elles ? Le temps passe n’y répond que partiellement, car partielle est notre connaissance du monde. Il y répond dans cette sorte d’entre-deux du sommeil, les bruits naviguent et les couleurs, dans une conscience brumeuse se font entendre et voir, la silhouette du phare, le bruit répété d’un marteau, et nous pouvons presque agencer logiquement ce qui est en train de se passer, approcher presque cette « harmonie » qu’elle évoque, le rideau, ouvert ou fermé, la possibilité d’une puissance patiente, qui nous attendrait là au-dehors, ou c’est la simple acceptation de la splendeur du monde qui nous aiderait, nous sommes tout prêts d’entendre une réponse, de voir une solution. Puis, nous nous réveillons.
Et il faut continuer, semble dire Virginia Woolf. Bien réveillés, yeux grands ouverts et droits. La suite, c’est la vie.

On peut lire la nouvelle Le temps passe comme une esquisse, un travail préparatoire, la mise en place d’une structure où certains détails sont omis mais seront peints plus tard dans La Promenade au phare. On pourrait aussi voir Le temps passe comme une unité. Certaines esquisses parfois ont plus de force que les tableaux achevés, mais ce n’est pas le cas ici, Le temps passe n’a pas plus ou moins de force que La Promenade au phare, mais regarde peut-être dans une autre direction, et la voix qui y parle résonne différemment, avec un timbre plus solitaire – peut-être plus définitif ?
Peut-être que cette nouvelle ressemble à ce qui s’y trouve décrit : des vêtements oubliés dans les armoires. Débarrassés de toute présence humaine, c’est leurs formes qui rappellent que des gens les ont portés, et ce souvenir dessine mieux les contours peut-être. Ou plutôt, effaçant les détails précis de telle ou telle silhouette clairement nommée, le texte montrerait une forme humaine intime et s’interrogerait avec elle, avec nous, qu’est-ce qui existe en nous, avec nous et autour de nous, qui sommes-nous, que pouvons-nous faire, et où aller. Nous, humains, nous voilà dessinés en entier, justement là où il n’y a personne.

C’est le tour de force ou de magie de Virginia Woolf, se plaçant à notre hauteur. C’est peut-être cela aussi qui fait que se développe une sorte d’attraction inexplicable pour cette écrivain, au-delà de la beauté de son style ou de la finesse de son propos. Elle parle à la petite part intime en soi, indécelable et qui n’a pas d’importance aux yeux du monde, souvent inexprimable, si minuscule – dans cette maison abandonnée, un ruban se dénoue un peu plus et lâche et se balance, un châle – tissu fragile posé en soi, frappé de mélancolie ou de stupeur, ce que l’on croit invisible aux yeux de tous, mais qu’elle, elle sait reconnaître, et voir.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • oui, mais il y a Mme McNab et c’est pour cela peut-être qu’elle m’est si chère, même décrépite, usée, elle est là et elle donne une mesure humaine au temps avec ses souvenirs et son courage malgré tout, et elle peuple la maison, un peu, avant d’y renoncer même elle, de ses habitants et de son histoire, elle ramène le texte dans notre temporalité

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