TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -83 [" Ils me lancent de légers sourires pour masquer leur cruauté, leur indifférence"]

mardi 14 août 2018, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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« [...] Car, pour le dire platement, ce qui se donne à lire dans une traduction, disons de Dostoïevski, n’est pas le texte de Dostoïevski : et cela, Markowicz le dira aussi. Mais quoi d’autre ? Les traducteurs du XXe s. en font une transposition dans le français le plus académique, supposant ainsi qu’il y aurait une langue norme en laquelle faire passer le texte source dans une langue standard, compréhensible, neutre, neutralisant par là le timbre, en privilégiant plutôt l’information. Pourquoi pas. Mais si on considère qu’un texte vaut avant tout pour la langue qu’il parvient littéralement à inventer, en détruisant précisément celle qui sert d’usage, et que c’est dans une telle langue que se lit le récit du monde qu’il explore — alors ces traductions non seulement ne traduisent rien, mais surtout annulent l’acte même initié par cet auteur, acte qu’on nommerait peut-être littérature.
Ce qu’on lit dès lors, dans une traduction (s’entend : une véritable), ce serait cet effort, cette tâche qu’on assigne à une langue de reproduire le mouvement vers ce qui a fait surgir une autre langue dans la tension avec le monde, sa reformulation. Non plus redisposer les informations contenues (comme si le livre était un contenant dans lequel il s’agirait de puiser pour vérifier sa validité), mais inverser le geste : partir littéralement à la recherche de ce qui a motivé sa puissance, retrouver le processus déployé là. [...] »

(Arnaud Maïsetti, André Markowicz / traduire des voix)

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 le passage original

‘Now slackness and indifference invade us. Other people brush past. We have lost consciousness of our bodies uniting under the table. I also like fair-haired men with blue eyes. The door opens. The door goes on opening. Now I think, next time it opens the whole of my life will be changed. Who comes ? But it is only a servant, bringing glasses. That is an old man — I should be a child with him. That is a great lady — with her I should dissemble. There are girls of my own age, for whom I feel the drawn swords of an honourable antagonism. For these are my peers. I am a native of this world. Here is my risk, here is my adventure. The door opens. O come, I say to this one, rippling gold from head to heels. “Come,” and he comes towards me.
’I shall edge behind them,’ said Rhoda, ‘as if I saw someone I know. But I know no one. I shall twitch the curtain and look at the moon. Draughts of oblivion shall quench my agitation. The door opens ; the tiger leaps. The door opens ; terror rushes in ; terror upon terror, pursuing me. Let me visit furtively the treasures I have laid apart. Pools lie on the other side of the world reflecting marble columns. The swallow dips her wing in dark pools. But here the door opens and people come ; they come towards me. Throwing faint smiles to mask their cruelty, their indifference, they seize me. The swallow dips her wings ; the moon rides through the blue seas alone. I must take his hand ; I must answer. But what answer shall I give ? I am thrust back to stand burning in this clumsy, this ill-fitting body, to receive the shafts of his indifference and his scorn, I who long for marble columns and pools on the other side of the world where the swallow dips her wings.’

 ma traduction


« Le relâchement et l’indifférence nous envahissent. On nous frôle. Nous n’avons plus conscience de nos corps unis sous la table. J’aime aussi les blonds aux yeux bleus. La porte s’ouvre. Elle s’ouvre sans discontinuer. Je pense que lorsqu’elle s’ouvrira la prochaine fois, ma vie entière sera changée. Qui est-ce ? Rien qu’un domestique qui apporte des verres. Un vieux monsieur – je serais une enfant près de lui. Une grande dame – avec elle, je devrais faire semblant. Des filles de mon âge, et je sens que nos épées se croisent, dignement, pour s’affronter. Car ce sont mes semblables. Je suis née dans ce monde. Mon risque se trouve ici, c’est mon aventure. La porte s’ouvre. Ô viens, dis-je à celui-là, ruisselante d’or de la tête aux pieds. "Viens", et il vient vers moi. »
« Je vais me glisser derrière eux, dit Rhoda, comme si j’avais reconnu quelqu’un. Mais je ne connais personne. Je vais soulever le rideau pour regarder la lune. Un souffle d’oubli saura éteindre ce qui m’agite. Les portes s’ouvrent ; le tigre bondit. Les portes s’ouvrent ; la terreur s’y engouffre ; la terreur, la terreur, lancée à ma poursuite. Laissez-moi retrouver un instant les trésors que j’ai cachés. Il y a des étangs de l’autre côté du monde qui reflètent des colonnes de marbre. L’hirondelle trempe son aile dans les eaux sombres. Ici, les portes s’ouvrent et les gens viennent. Ils viennent vers moi. Ils me lancent de légers sourires pour masquer leur cruauté, leur indifférence, ils s’emparent de moi. L’hirondelle trempe ses ailes ; la lune flotte en solitaire sur les mers bleues. Je dois prendre la main de cet homme ; je dois lui répondre. Mais quelle réponse donner ? Je suis rejetée, repoussée, et je brûle dans ce corps maladroit, ce corps mal ajusté, je reçois les piques de son indifférence et de son mépris, moi qui rêve de colonnes de marbre de l’autre côté du monde, et d’étangs où l’hirondelle trempe ses ailes. »

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  mes choix et questionnements

  There are girls of my own age, for whom I feel the drawn swords of an honourable antagonism
il y a dans cette phrase une hauteur et une distance que j’ai du mal à rendre en français
au lieu de m’emberlificoter dans des essais, je tente d’aller au plus simple
finalement c’est juste un constat pour Jinny
elle ne ressent aucune animosité, ça ne se passe pas du côté des affects
c’est une donnée du monde avec ses mécanismes instinctifs
un peu comme observer un troupeau de biches où les cerfs entrent en compétition pour asseoir leur domination
c’est d’ailleurs étrange comme Jinny n’est pas réellement "genrée"
elle envisage les rapports entre humains comme on rangerait des fourchettes des cuillères des couteaux dans les tiroirs qui conviennent
son but est la conquête
et ça passe par n’importe quel prisme, peu importe, hommes ou femmes
elle sonde le territoire en fonction des triomphes qu’elle vise

  Draughts of oblivion shall quench my agitation
beaucoup de temps passé sur cette phrase
pas tant sur son sens que sur l’attention portée aux sonorités
j’essaie de me rapprocher de ce qui se passe plus loin, avec le to stand burning
il est question ici de feu, d’embrasement
une fois de plus je tente d’aller au plus simple

je ne l’ai pas voulu ainsi délibérément, mais a posteriori je suis contente d’avoir traduit ces deux paragraphes dans le même élan
ils existent presque en vis-à-vis
d’un côté Jinny avec son tempérament vorace qui veut tout avaler, se parer d’or, être déesse, puissante, retorse, manipulatrice bien sûr, mais presque avec honnêteté, franchise dans sa manipulation
ce qu’elle mange (les partenaires de danse, les invités du bal) n’est pas sans défense et elle agit ouvertement
il y a une sorte de froideur rutilante en elle
elle est froide comme un diamant, une perle sur son collier
de l’autre côté Rhoda
brûlante, épouvantée, frémissante, apeurée
Rhoda qui refuse tout net et qui ne veut rien absorber

  I must take his hand
j’ajoute "de cet homme" car si je limite la phrase à "sa main" je sens comme un brouillage inutile en français

  I am thrust back to stand burning in this clumsy, this ill-fitting body, to receive the shafts of his indifference and his scorn
c’est la partie clé de ce passage
avec surtout shafts qui me cause des problèmes
je visualise une tige agressive, comme le bâton pour mener le troupeau ou la cravache
ce doit être relié directement et sans qu’on se pose de questions à l’indifférence et au mépris
"une pointe de mépris" dit-on en français (shafts of sarcasm)
après de nombreux essais je tente "piques"

  I who long for marble columns and pools on the other side of the world where the swallow dips her wings
on peut qualifier la fin de ce passage de poétique (bien sûr c’est VW, avec elle la poésie et la prose s’entremêlent) mais ce n’est pas rendre cette poésie qui m’intéresse
les colonnes, les étangs, l’hirondelle, ce ne sont pas des données poétiques hors sol
ce n’est pas posé là juste pour faire joli, pour "faire poétique"
une fois de plus, comme dans beaucoup de passages de VW, visualiser m’aide beaucoup
et si c’était un tableau, que verrait-on
les verticales pures et pâles des colonnes, lisses hors de l’eau, troublées sous elle
l’horizontale nette et parfaite de la surface de l’étang, une ligne bien droite
ça ne suffirait pas à faire un bon tableau
il faut un accident, un chaos à la Deleuze
c’est l’oiseau, à la fois dans le vertical et dans l’horizontal, présent dans les deux mondes et les deux dimensions, fait de courbes imprécises, qu’on ne peut pas circonscrire dans une forme géométrique basique, c’est une silhouette complexe de virgules, son plumage découpé
l’oiseau est là pour relier les mondes entre eux, qu’ils tiennent ensemble, pour réparer le monde en soi, réparer le monde de Rhoda

(le comprenant, je choisis de remplacer le verbe "plonger" car c’est ce que j’avais d’abord choisi pour traduire dips dans The swallow dips her wing, il faut être précis, et c’est bien "tremper" qui convient pour que le monde de l’air et le monde de l’eau soient reliés)

cette sorte de guérison est pour l’instant inaccessible, mais elle existe, de l’autre côté de la terre
les pensées (cette pensée de l’oiseau, des étangs, des colonnes) peuvent combattre le réel, c’est la lutte de Rhoda de les convoque, en parade, en protection

c’est donc très important
je dois tenter de faire en sorte qu’en français la phrase puisse sonner le mieux et le plus simplement possible
je décide dans un premier temps de déplacer "de l’autre côté du monde" en fin de phrase
pour que ce lieu à rejoindre, à retrouver, ce lieu essentiel pour Rhoda, devienne l’aboutissement de la phrase, sa note finale
"moi qui n’aspire qu’aux colonnes de marbre et aux étangs où l’hirondelle trempe ses ailes, de l’autre côté du monde."

mais je change d’avis
ça sonne (à mes yeux), c’est joli, mais je ne veux pas que ce soit joli, en tout cas pas seulement
le but à atteindre pour Rhoda (et donc ce qui doit arriver en fin de phrase) est-ce que c’est cet envers du monde, cet autre côté de la terre, cet intérieur secret qu’elle porte en elle ?
ou est-ce que c’est le geste : l’oiseau trempant ses ailes
à la fois dans l’eau et hors de l’eau, présent au-dessus, au-dessous, lien et réparation
réunion, plénitude ?
je modifie donc :
"moi qui rêve de colonnes de marbre de l’autre côté du monde, et d’étangs où l’hirondelle trempe ses ailes ."

peut-être qu’elle est là la leçon que je tire de ce passage
parfois viser le "beau", atteindre le "beau" est une limite, une réduction
et VW est libre
elle ne peut être ni réduite, ni limitée, ça ne se questionne pas
c’est comme avoir des ailes d’une grande puissance et de grande envergure (ce qu’elle a)

j’ai aussi dû m’éloigner du texte pour le réécrire, car mon premier jet – et le deuxième, et les cinq ou six qui suivaient – étaient lourds
il faut peu de chose pour que la traduction de the moon rides through the blue seas alone bascule dans un style ampoulé (en utilisant le verbe "chevaucher" par exemple, c’est un dosage très acrobatique pour éviter une affectation un peu ridicule)
le choix de la simplicité m’a semblé moins risqué
(comme choisir des couleurs unies au lieu de motifs compliqués)
c’est le visuel qui continue de me guider, finalement

(work in progress, toujours)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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