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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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photo underwood

jeudi 23 septembre 2021, par C Jeanney


C’est une photo en noir et blanc signée « Underwood & Underwood », et titrée « UN CHANTIER NAVAL AU CŒUR DE NEW YORK ». La légende explique que pour encourager les jeunes gens à s’engager dans l’armée, on a installé, au pied des buildings et au milieu de postes de recrutement, de quoi construire un navire de quatre-vingt-cinq mètres de long, tout en bois, et identique à ceux qui prendront réellement la mer. Celui-là n’ira nulle part. Un navire construit là où il ne doit pas l’être — sur un terre-plein herbeux que longe un chemin goudronné où des promeneurs à chapeaux déambulent sous les fenêtres démultipliées des gratte-ciels, bien loin de l’eau —, un navire qui ne voguera pas, jamais, nulle part. Sans but, sans destination, sans destinée, exonéré du sens. Comme un avion construit dans une grotte sous-marine. Comme un marteau sans manche, une échelle sans barreaux. Une installation artistique. Ironique. Dénonçant le productivisme. À quoi gaspillons-nous nos vies, semble-nous demander ce navire. Regarde comme nous sommes dérisoires. Une arche de Noé en prévision des grandes inondations dont on ne sait pas encore qu’elles sont en chemin, le métro submergé, des requins dans les rues, les poissons à pêcher depuis les halls d’immeubles.
Mais ce que je raconte (ressens, comprends) est une erreur d’interprétation. Considérer de cette façon un navire qui sort de terre est une erreur d’interprétation. Au moment où il est construit et pour les badauds qui l’observent, assis alignés sur des bancs ou se promenant, nonchalants, c’est un geste patriote, engagé, engagez-vous, un navire qui célèbre l’effort de guerre (Première Guerre mondiale), un navire qui dit : nous, habitants de ce pays qui est le nôtre, nous nous mobilisons contre (ici placer le nom d’un autre pays, plus ou moins lointain et définitivement autre, car l’ennemi est toujours autre). On ne peut regarder une photo que depuis soi, depuis chez soi.
Ceux-là qui déambulent et qui habitent là-bas, qui vivent ce présent-là, ce présent du passé, y voient une nation en ordre de marche. En vivant ici et maintenant on voit tout autre chose. On ne regarde que sous la lumière forcée, momentanée, du moment qui l’avale, mais les choses changent quand lumière se renouvelle. Depuis qu’on a pris cette photo signée « Underwood & Underwood », des pans d’obscurité se sont dépliés, déployés, repliés, rétrécis, évasés, élagués, ils ont été repris, ont été aspirés, recrachés, ont respiré, comme une couture avec ses fronces.
À force de ne voir que ce que l’on peut voir, qu’est-ce qu’on rate. Certaines clématites se débrouillent tellement bien pour s’accrocher ici ou là qu’on dirait qu’elles possèdent des yeux. Nous qui croyons avoir des yeux nous déplaçons, si maladroits, comme si on n’en avait pas. Cette photo est tirée du sixième volume d’une suite de livres réunis sous le titre « LE PANORAMA DE LA GUERRE ». Sacré panorama. Comment savoir où ça commence, où ça finit cette histoire-là.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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