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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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debout sur les orteils

mercredi 29 septembre 2021, par C Jeanney


Hier, j’ai vu que l’éphémère de Virginie faisait une nouvelle pousse. Je ne sais pas si c’est normal. Mais en ce moment il y a la mer qui mange la route et qui rabat du sable et des franges d’algues sur le parking, c’est normal ? J’ai pensé qu’est-ce qui est normal, en passant devant la rue toute neuve où trois maisons d’architectes font depuis peu face à la mer, et j’ai pensé aussi c’est bien dommage qu’elles ne soient pas bâties sur pilotis en prévision des années qui viennent. Dans peu de temps, on pêchera des crevettes là où sont ouverts les transats, tout change, tout évolue disait l’autre.
L’éphémère de Virginie lance deux feuilles exactement à l’opposé l’une de l’autre, comme deux bras écartés. Je ne sais pas comment ça s’appelle en danse, quand la ballerine debout sur ses orteils écarte au plus haut ses deux bras avant de les baisser doucement en imitant le cygne qui meurt. Comme pour tout le monde, les épaules sont l’une en face de l’autre et, comme chez tout le monde, une tête au milieu dépasse. La tête de l’éphémère de Virginie au creux des épaules de ses feuilles est une grappe de grelots. Chacun d’eux, en mûrissant, donne une fleur. Échelonnés dans le temps, les grelots arrivent au but séparément. Pour ça que l’éphémère est éphémère, car elle fleurit sans cesse, temporairement. Chaque jour une fleur arrive, éjectée d’un grelot, et puis se chiffonne pendant qu’une autre s’ouvre juste à côté. C’est très basique ce que je raconte.
Ma fleur de Virginie, cette éphémère qui agit même pendant les grandes marées, est coincée dans un pot, dans une petite bataille très resserrée. Les bourdons viennent parfois, comme la factrice qui ramène des nouvelles du monde.
Aujourd’hui le Pape m’a écrit, parce que je suis sur une liste d’abonnements (à une autre revue) et que mes données postales ont été revendues au Pape. On me prévient sur l’enveloppe : « À intérieur » – à l’intérieur est écrit en gras – , « un message de sa Sainteté le Pape à votre attention ». On aurait pu mettre en gras le Pape, ou attention, mais on ne l’a pas fait. Ce qui compte c’est ce qui est à l’intérieur de l’enveloppe, visiblement. Visiblement, en cadeau, un bloc-note à l’effigie du Pape. J’aurais préféré un porte-clés avec le jeton pour le caddy. Ou bien de la colle à papier peint, je n’en ai presque plus. Il me manque des Kleenex aussi, mais je crois que le Pape ne veut pas qu’on se mouche dans son effigie ni qu’on le tartine sur des papiers encrés et découpés. Et il n’a sûrement pas envie non plus qu’on pousse sa tête dans le monnayeur d’un caddy, je le reconnais, le geste est un peu violent. Tout est une question d’images, et de ce que l’on en fait. À quoi sert l’image du Pape, par exemple. À quoi l’image de la mer qui mange la villa-design-cubes-de-béton-en quinconce fait-elle référence, par exemple. Qu’est-ce que ça réveille dans mon imaginaire, à part les statues d’hommes ventripotents qui discutent submergés par l’eau, « Politicians discussing global warming », et cette lettre du Pape, qu’est-ce que ça m’évoque, à moi qui suis hérétique, athée, agnostique, croyeuse en fleurs debout sur leurs orteils ? Il y a aussi une autre lettre au courrier, enfin plutôt un prospectus, mais qui m’est adressé par voie postale à mon adresse, qui dit « notre meilleure équipe, c’est vous », rien que des lettres majuscules, et au dos en plus petit « le sport, la plus belle des rencontres ». Va dire ça à la délégation de la FIFA qui se rendit au stade National de Santiago les 24 et 25 octobre 1973 pour y inspecter le lieu en se concentrant sur l’état de la pelouse. [« Le lendemain du coup d’état militaire de septembre 1973, il [le stade] devint pour quelques semaines le principal centre de détention, de tortures et d’exécutions du pays. Les images des centaines de prisonniers politiques assis dans les gradins, sous la menace des mitraillettes de leurs geôliers en uniforme, sont gravées dans la mémoire collective et sont devenues emblématiques d’une des périodes les plus sombres de l’histoire contemporaine de l’Amérique du sud  »]. Tout est question d’images donc.
Mon éphémère de Virginie ne tient pas dans une boîte aux lettres. Mais je peux envoyer l’idée de ses deux bras ouverts, si le courage me vient.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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