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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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les grilles numérotées

vendredi 1er octobre 2021, par C Jeanney


Il y a de petites guerres solides, de petites guerres perpétuelles, qui ne font pas d’explosions ou de soldats déchiquetés, mais on sait qu’il est possible de marcher, de manger et d’exécuter des gestes routiniers en étant mort, et certains morts savent encore articuler des mots orduriers.
Je n’écris que sous la colère. Même quand j’écris des choses gentilles, que je décris une plante ou le bruit de la pluie, la colère est juste en dessous, comme le tissu sous le fil à coudre.
Il y a ce film avec Jean Gabin, Jean Gabin jeune et triste à qui Arletty fait les yeux doux, mais qui est amoureux d’une autre, et qui assassine Jules Berry à la fin (Le Jour se lève). On voit la chute du corps de Jules Berry dans l’escalier quand il dégringole, poignardé, mais avant ça, avant que Jean Gabin ne donne le coup de couteau, on l’entend dire (Prévert pour les dialogues) « Tu vas la taire ta gueule ? »
Pas un simple « Ta gueule », ce qui serait banal. Jeté comme un grognement, comme on éternue, comme on crache, incontrôlable, tellement marre, c’est terminé, basta, Tu vas la taire ta gueule, je ne peux pas mieux dire.
C’est adressé au personnage de Jules Berry dans le film, mais pas seulement, ça parle aussi aux chambres sales, aux rues étroites, aux boulots difficiles, aux corps qui morflent, aux désirs essorés, à l’avenir en charpie et à l’immense solitude qu’Arletty te balance sous le nez d’un seul regard.
Je ne suis pas attristée ni dépitée d’entendre en infrasons la colère qui me suit quand j’écris, quand me viennent des envies de dire Tu vas la taire ta gueule très régulières. Ça ne me met même pas en colère, ce qui serait pourtant savoureux, comme la photo d’une photo où la photo se multiplie en imbrications infinies. À chaque geste, à chaque action, une émotion s’agite, jouet à ressorts, c’est logique vu que nous sommes des tohu-bohus d’émotions. Quand on croit raisonner, raisonnables, rationnels, quelles peurs dessous, quelles ambitions, orgueils ou volontés de dominer pour ne pas montrer qu’on est faible, parce qu’on est quand même très faible et très fragile quand on fait l’addition. Et même les froids du col, froids comme des rocs, les glaçons qui déroulent leur litanie de constats avariés, le font bardés de la ficelle entortillée des émotions qu’ils sont incapables de gommer, c’est humain, les émotions ça ne se gomme pas, à moins d’avoir pour ambition de devenir un fromage blanc quand on sera grand. J’accepte sans rien gommer et je suis bien curieuse de regarder comment les autres se débrouillent, même les gougnafiers qui passent à la télé, mais, heureusement, pas qu’eux.
Par exemple, un qui parcourt les rues, les avenues, prend des bateaux, s’arrête devant des grilles numérotées, des arrêts d’autobus, et rassemble des détails de-ci de-là, comme on fait un bouquet, tout simplement pour que ça ne se perde pas, parce que son émotion à lui je crois c’est l’envie de garder ce qui s’échappe, l’inéluctable fuite des grains de sable entre les doigts qu’il veut capter (sinon quoi faire, et à quoi bon, autant creuser une fosse pour y dormir). Ma colère me fait voir aussi ce qui est beau. Je la garde, elle me tient et je la remercie.

photo de Pierre Cohen Hadria (colocataire de la maison[s]témoin)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • la colère, oui, tu as raison - moi aussi, beaucoup - (il s’appelle Fançois dans le film, il le lui dit deux fois de la taire sa sale gueule) (Jules Berry c’est Valentin le nom de son personnage - c’est un de mes acteurs favoris tsais) (drôle de mec) (je l’aime toujours beaucoup, je suis toujours content de le voir - par exemple quand il fait ce qu’il faut dans les Visiteurs du soir (par exemple) - y’a aussi Arletty dans celui-là (elle était de 98 - du dix-neuvième) et dans la scène du dîner, il y a Simone Signoret (elle a 21 ans, pas encore rencontré son Montand mais ça va venir) qui fait de la figuration (c’est en 42) bon enfin tout ça) (on n’est pas chez Lucien, non) - mais merci - on ne lâche rien (courage et tiens bon !)

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