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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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[Oblique (textes /premier jet)]

Certaines mains

samedi 7 décembre 2013, par C Jeanney

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Certaines mains saisissent les bras. Protégé est rentré. Tu n’es pas morte, je lui dis en souriant. Et puis, ils ne t’ont pas donnée.
La nuit le vent fait débouler les feuilles mortes dans la pente. Elles dégringolent sur le bitume en cavalcade froissée. Au pied de l’arbre, les découpes des feuilles superposées et confondues abritent un minuscule magma de vies, sans doute des guerres, des tragédies et des soulagements d’insectes. Cet été, une autre vie grouillait, plus aérienne ; les feuilles marquaient leurs limites claires sur fond de ciel, vert cinabre, blanc grisé sur l’envers, et les nervures comme une écriture jaune qui imite le tracé des grands fleuves. La vie est juste descendue d’un plan à un autre plus bas, ira plus bas encore, s’éparpillera, ce n’est pas une détresse, c’est un déplacement. Une flaque d’eau est restée dans la souche, comme un petit lac noir. Le vent agite les branches du forsythia, si fines, l’ombre joue au lasso.
De l’autre côté, ça s’agite, c’est à l’oeuvre, des voix, des fils qu’on ne peut pas arrêter, qui se tordent, et ceci à plusieurs endroits, se tordent mais ne rompent pas, il y a cet aggloméra, cette substance qui féérise, fils renoués par des mains inconnues qui s’affairent, étrangères, dans l’oblique ça n’a pas d’importance si le roi n’est qu’un brave paysan, si celle qui prétendait savoir filer la paille en or n’est pas celle que l’on croit, on peut s’imaginer que les fils sont cassés, c’est faux, qu’ils viennent de rien ou qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres, c’est faux, mais au fond ça n’a pas d’importance, les fils ne s’en offusquent pas, ils se consultent les uns les autres et s’en arrangent, ensuite ils contredisent, il semblerait que certaines mains saisissent les bras quand la vague bouscule, que certaines mains soulèvent, et que ce soient des fils distants qui les obligent, des fils tenaces qui les supplient qui les implorent et sans savoir exactement pourquoi, les mains inconnues obéissent, il semblerait.
Tu recommences, on ne comprend rien.
Tu haches, tu fais des phrases interminables. Tu n’expliques pas, me dit la voix, assise là juste à côté de moi.
Tu n’expliques pas.
Tu ne commences pas par le début.
Il n’y a pas de structures, pas de chapitres.
Il n’y a pas de développement.
On croit lire un déraillement. Ça tourne court, ça tourne fou. On ne voit pas où tu veux en venir.
C’est pourtant simple de tout faire tenir sur des rails.
D’installer des catégories. De trier un peu ce fatras. De classer en plusieurs parties. Cherche une idée de découpage, élague un peu.
Pour donner de la cohérence.
Tu parles d’une fresque. Ça ressemble à un gribouillis.
/ quand je peignais, c’était pareil, le premier jet, le premier geste toujours pur, et plus j’en ajoutais plus tout se noyait sous le flot, de l’eau de l’eau, je ne peux pas m’arrêter, je ne peux pas accéder à la forme parfaite, je ne peux pas espérer le rythme, le tempo parfait, la valse parfaite et triste de Sibelius, c’est ce que j’aurais voulu, mais /
Tu ne prends pas tes distances. Tu n’es pas supérieur, éclairé.
Tu n’éclaires pas la route, tu l’assombris avec tes phrases alambiquées.
Tu colles des virgules partout et on ne se repère pas.
Qu’est-ce que tu espères, je ne sais pas.
/ je ne sais pas / quelque chose de la valse, la valse triste de Sibelius / Tu te répètes. Comme la voix à la petite couverture blanche. Tu es comme elle, à redire sans arrêt les mêmes choses. La mort, la vie, le temps.
/ la mort la vie le temps, c’est vrai, c’est toujours la même chose, tempo de valse lente - Poco risoluto. Un coquillage, un arc de cercle parfait de couleur crème, pâle dessous, rosé sur le bombé du dos, là où se déploie l’arrondi. À l’endroit où la nacre se resserre, un trou accidentel l’a transformé en pendentif. Un trou utile, qui laisse aussi passer le sable. Le coquillage attend, attend qu’on vienne, la mer aux omoplates.
On avait la tête baissée et on marchait difficilement, il est pris. Glissé dans la poche d’un sac. On croise les randonneurs de Compostelle, sur leur sac est cousue la même coquille. Et le Saint qui était apparu en rêve à l’homme d’Arpino en porte deux sur la poitrine, ainsi qu’une auréole rigide de fil de fer. Les mains, poings refermés aux hanches, le petit se tenait en plein soleil ; il riait, son visage lisse plissé de joie, ses yeux de jeune guerrier mongol ; le sable attrapé à pleines poignées, à pleines poignées le sable brun, par éclats, il a faillit tomber, la vague l’a porté, reposé. Tenir le coquillage dans la cuisine, et avec lui vous tenir tous. Tenir toutes les voix ensuite, toutes les voix proches. Te tenir toi aussi, toi qui parles là à côté de moi et qui t’agites, qui dis qu’on ne comprend rien, qui t’arrêtes aux virgules ou à l’impression de fouillis que je donne. Il n’a jamais été question d’autre chose. La vie est un fouillis qui tourne, en tenant sur son cœur un morceau de la valse de Sibelius, parfaitement triste et parfaitement inimitable, c’est ce que je crois.


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