TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -42 [Je ne peux pas continuer celle-là]

dimanche 7 septembre 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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’How could I go with them in a brake to play cricket ? Only Bernard could go with them, but Bernard is too late to go with them. He is always too late. He is prevented by his incorrigible moodiness from going with them. He stops, when he washes his hands, to say, “There is a fly in that web. Shall I rescue that fly ; shall I let the spider eat it ?” He is shaded with innumerable perplexities, or he would go with them to play cricket, and would lie in the grass, watching the sky, and would start when the ball was hit. But they would forgive him ; for he would tell them a story.’
’They have bowled off,’ said Bernard, ‘and I am too late to go with them. The horrid little boys, who are also so beautiful, whom you and Louis, Neville, envy so deeply, have bowled off with their heads all turned the same way. But I am unaware of these profound distinctions. My fingers slip over the keyboard without knowing which is black and which white. Archie makes easily a hundred ; I by a fluke make sometimes fifteen. But what is the difference between us ? Wait though, Neville ; let me talk. The bubbles are rising like the silver bubbles from the floor of a saucepan ; image on top of image. I cannot sit down to my book, like Louis, with ferocious tenacity. I must open the little trap-door and let out these linked phrases in which I run together whatever happens, so that instead of incoherence there is perceived a wandering thread, lightly joining one thing to another. I will tell you the story of the doctor.
‘When Dr Crane lurches through the swing-doors after prayers he is convinced, it seems, of his immense superiority ; and indeed Neville, we cannot deny that his departure leaves us not only with a sense of relief, but also with a sense of something removed, like a tooth. Now let us follow him as he heaves through the swing-door to his own apartments. Let us imagine him in his private room over the stables undressing. He unfastens his sock suspenders (let us be trivial, let us be intimate). Then with a characteristic gesture (it is difficult to avoid these ready-made phrases, and they are, in his case, somehow appropriate) he takes the silver, he takes the coppers from his trouser pockets and places them there, and there, on his dressing-table. With both arms stretched on the arms of his chair he reflects (this is his private moment ; it is here we must try to catch him) : shall he cross the pink bridge into his bedroom or shall he not cross it ? The two rooms are united by a bridge of rosy light from the lamp at the bedside where Mrs Crane lies with her hair on the pillow reading a French memoir. As she reads, she sweeps her hand with an abandoned and despairing gesture over her forehead, and sighs, “Is this all ?” comparing herself with some French duchess. Now, says the doctor, in two years I shall retire. I shall clip yew hedges in a west country garden. An admiral I might have been ; or a judge ; not a schoolmaster. What forces, he asks, staring at the gas-fire with his shoulders hunched up more hugely than we know them (he is in his shirt-sleeves remember), have brought me to this ? What vast forces ? he thinks, getting into the stride of his majestic phrases as he looks over his shoulder at the window. It is a stormy night ; the branches of the chestnut trees are ploughing up and down. Stars flash between them. What vast forces of good and evil have brought me here ? he asks, and sees with sorrow that his chair has worn a little hole in the pile of the purple carpet. So there he sits, swinging his braces. But stories that follow people into their private rooms are difficult. I cannot go on with this story. I twiddle a piece of string ; I turn over four or five coins in my trouser pocket.’

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« Comment pourrais-je monter avec eux dans le break et jouer au cricket ? Il n’y a que Bernard qui le peut, mais Bernard est trop en retard. Il est toujours en retard. C’est son humeur fantasque incorrigible qui l’empêche d’aller avec eux. Il s’interrompt lorsqu’il se lave les mains, pour dire ’Il y a une mouche dans cette toile d’araignée. Est-ce que je dois la sauver ? Est-ce que je dois laisser l’araignée la manger ?’ Une quantité de doutes incalculable le plonge dans l’ombre, sinon il s’en irait jouer avec eux au cricket, et il s’allongerait dans l’herbe en regardant le ciel, il sursauterait quand on frappe la balle. Et ils lui pardonneraient ; parce qu’il leur raconterait une histoire. »
« Ils ont filé, dit Bernard, et je suis trop en retard pour aller avec eux. Ces horribles gamins, qui sont aussi tellement beaux, que vous enviez si profondément, Louis, et toi Neville, ont filé, avec leurs têtes toutes tournées dans la même direction. Moi j’ignore ce genre de différences. Mes doigts glissent sur les touches du clavier sans savoir laquelle est noire, laquelle est blanche. Archie marque facilement cent points ; avec de la chance, j’en fais parfois quinze. Mais quelle est la différence entre nous ? Attends un peu, Neville ; laisse-moi parler. Les bulles s’élèvent, comme des bulles d’argent montent du fond d’une casserole ; une image se superpose à une autre. Je ne peux pas rester assis devant mon livre, comme Louis, avec une implacable obstination. Il faut que j’ouvre la petite trappe qui libère les phrases enchaînées, je m’y engouffre et peu importe ce qui arrive, pour qu’au lieu de l’incohérence, on voit apparaître le fil changeant, léger, qui relie une chose à la suivante. Je vais te raconter l’histoire du directeur.
Quand monsieur Crane passe en titubant entre les portes battantes, après la prière, il est, semble-t-il, convaincu de son immense supériorité. Et de fait, Neville, nous ne pouvons pas nier que son départ nous procure non seulement un sentiment de soulagement, mais aussi une sensation de manque, comme une dent qu’on nous aurait enlevée. Maintenant suivons-le pendant qu’il pousse les portes de son appartement. Imaginons-le dans son salon, au-dessus des écuries. Il déboutonne ses bretelles (donnons dans le détail, soyons indiscrets). Ensuite, d’un geste caractéristique (difficile d’éviter ces expressions toutes faites, qui de plus, dans son cas, sont assez appropriées), il sort les pièces d’argent, les pièces de cuivre de ses poches de pantalon et les place là, et là, sur sa table de toilette. Les deux bras étendus sur les accoudoirs de son fauteuil, il réfléchit (c’est un moment intime ; c’est là que nous devons tenter de le saisir) : va-t-il emprunter la passerelle rose qui mène à sa chambre, ou ne va-t-il pas le faire ? Les deux pièces sont reliées par un passage de lumière rose que la lampe de chevet projette, depuis l’endroit où madame Crane s’allonge, les cheveux étalés sur l’oreiller, lisant les mémoires d’un auteur français. Pendant qu’elle lit, elle se passe la main sur le front, dans un geste d’abandon et de désespoir, et elle soupire « C’est tout ? », en se comparant à une duchesse française. Maintenant, se dit le directeur, dans deux ans je prendrai ma retraite. Je taillerai les ifs d’une haie, dans un jardin, à l’ouest du pays. Amiral, voilà ce que j’aurais pu être ; ou juge ; pas professeur. Quelles sont les forces qui m’ont amené ici ? se demande-t-il, tout en examinant le radiateur à gaz, les épaules bien plus voûtées que celles que nous lui connaissons (il est en manche de chemise, souviens-toi). Quelles forces immenses ? pense-t-il, pris dans l’élan de ce moment majestueux, tandis qu’il jette un coup d’œil à la fenêtre. C’est une nuit d’orage ; les branches des noisetiers labourent le ciel de haut en bas. Les étoiles brillent entre les interstices. Quelles sont les forces immenses, forces du bien ou du mal, qui m’ont amené jusqu’ici ? s’interroge-t-il, remarquant avec tristesse que son fauteuil a fait un petit trou dans l’épaisseur pourpre du tapis. Ainsi, le voilà : assis, tirant sur ses bretelles. Mais les histoires qui suivent les gens jusque dans leur chambre à coucher sont difficiles. Je ne peux pas continuer celle-là. Je triture un bout de ficelle ; je tripote quatre ou cinq pièces dans la poche de mon pantalon. »

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Un passage long cette fois-ci, avec les constations de Neville qui amènent la voix de Bernard (et la partie où il s’exprime ne pouvait pas être morcelée)

 le "moodiness" de "his incorrigible moodiness" m’émerveille,
quel beau mot que je voudrais traduire par état d’esprit-envie-et-pulsions à la fois, mais je ne trouve pas en français un nombre de syllabes unies entre elles qui corresponde
je me contente de "son humeur fantasque, incorrigible"

 " He is shaded with innumerable perplexities",
shaded, voilé, ombré, troublé, pris dans le flou et l’inconstance
je voudrais conserver l’ombre contenue dans l’adjectif, shaded, si net, court, un voile presque brutal, et bien sûr "ombré" n’a aucun sens
une possibilité serait de transformer innumerable perplexities en sujet et de choisir un verbe comme "obscurcit" par exemple, ou même "trouble"
mais cela revient à placer "D’innombrables doutes" en début de phrase,
ce qui la plombe,
alors qu’au contraire, il est question d’égarements entre les choix multiples, question de légèreté, d’imagination, d’inventions
de plus, "D’innombrables doutes l’obscurcissent" frise l’exercice d’articulation et donc un peu le ridicule
(et "D’innombrables doutes le troublent" c’est pire)

après une bonne dose d’innumerable perplexities, je choisis "Une quantité de doutes incalculable le plonge dans l’ombre", même si "le plonge" me gêne, je vais sûrement revoir ce passage (pas satisfaite)

 But they would forgive him ; for he would tell them a story.
je décide (avec quand même un frisson, comme si je tombais du côté obscur de la force) de traduire But par Et
je trouve que ça ajoute à l’impuissance de Neville d’accéder à ce que Bernard représente de liberté, d’invulnérabilité. C’est le Et de "Et en plus", la dernière couche ajoutée à la frustration de n’être que soi et pas autre, et il me semble que le Mais perde cela en français

 "image on top of image"
d’abord tenté un
"image après image", mais je ne crois pas que ce soit juste,
le "on top of" ne suggère pas une image chassée par une autre, ou effacée par elle, mais recouverte, dans une addition sans fin, un empilement perpétuel
finalement, je choisis "se superpose"

 d’autres difficultés, bien sûr, par exemple a French memoir
s’agit-il des mémoires d’un français ou de mémoires rédigées en français
je décide d’ajouter un mot en choisissant "les mémoires d’un auteur français" qui n’est pas très explicite (VO ou VF, on ne saura jamais) mais me semble plus simple

 le passage avec monsieur Crane est une merveille d’humour où il faut être très précis pour que les aspects tantôt grandiloquents (la main de madame Crane) tantôt simplets (les bretelles) s’entrechoquent bien

mais l’humour, aussi jouissif soit-il, ne dure pas
c’est une défense bien mince contre le pouvoir de nuisance des messieurs Crane titubants, et au final, Bernard n’aura réussi à s’évader que quelques minutes
la retombée arrive brutalement, inévitable,
I cannot go on with this story,
et ne lui reste qu’un bout de ficelle à tripoter dans la poche
et des pièces
(des pièces semblables à celles du pauvre monsieur Crane,
ne sommes-nous pas tous des perdants finalement, avec nos frustrations, tous relégués au rang d’humains ?)

je pense que j’aurais manqué cette petite fêlure, ce désenchantement, avec ces deux petites phrases en fin de paragraphe,
manqué la force d’évocation de VW, ce temps fugitif, si je ne l’avais pas traduit

work in progress toujours

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