TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -53 [cadavérique, terrible, la flaque grise dans la cour]

dimanche 30 novembre 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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‘It is the first day of the summer holidays,’ said Rhoda. ‘And now, as the train passes by these red rocks, by this blue sea, the term, done with, forms itself into one shape behind me. I see its colour. June was white. I see the fields white with daisies, and white with dresses ; and tennis courts marked with white. Then there was wind and violent thunder. There was a star riding through clouds one night, and I said to the star, “Consume me.” That was at midsummer, after the garden party and my humiliation at the garden party. Wind and storm coloured July. Also, in the middle, cadaverous, awful, lay the grey puddle in the courtyard, when, holding an envelope in my hand, I carried a message. I came to the puddle. I could not cross it. Identity failed me. We are nothing, I said, and fell. I was blown like a feather, I was wafted down tunnels. Then very gingerly, I pushed my foot across. I laid my hand against a brick wall. I returned very painfully, drawing myself back into my body over the grey, cadaverous space of the puddle. This is life then to which I am committed.

So I detach the summer term. With intermittent shocks, sudden as the springs of a tiger, life emerges heaving its dark crest from the sea. It is to this we are attached ; it is to this we are bound, as bodies to wild horses. And yet we have invented devices for filling up the crevices and disguising these fissures. Here is the ticket collector. Here are two men ; three women ; there is a cat in a basket ; myself with my elbow on the window-sill — this is here and now. We draw on, we make off, through whispering fields of golden corn. Women in the fields are surprised to be left behind there, hoeing. The train now stamps heavily, breathes stertorously, as it climbs up and up. At last we are on the top of the moor. Only a few wild sheep live here ; a few shaggy ponies ; yet we are provided with every comfort ; with tables to hold our newspapers, with rings to hold our tumblers. We come carrying these appliances with us over the top of the moor. Now we are on the summit. Silence will close behind us. If I look back over that bald head, I can see silence already closing and the shadows of clouds chasing each other over the empty moor ; silence closes over our transient passage. This I say is the present moment ; this is the first day of the summer holidays. This is part of the emerging monster to whom we are attached.’

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« C’est le premier jour des vacances d’été », dit Rhoda. « Pendant que le train passe le long de ces roches rouges, de cette mer bleue, le trimestre fini prend forme derrière moi. Je vois sa couleur. Juin était blanc. Je vois les champs blanchis de marguerites, blanchis de jupes ; les lignes blanches sur les courts de tennis. Puis il y a eu le vent et de violents coups de tonnerre. Il y a eu une étoile, elle chevauchait les nuages une nuit, et j’ai dit à l’étoile "Consume-moi." C’était à la mi-été, après la garden-party, après mon humiliation à la garden-party. Le vent et la tempête ont coloré Juillet. Et aussi, tout au milieu, cadavérique, terrible, la flaque grise dans la cour, quand, une enveloppe à la main, je portais un message. Je suis arrivée devant la flaque. Je ne pouvais pas la traverser. Mon identité manquait. Nous ne sommes rien, c’est ce que j’ai dit, et je suis tombée. Soufflée comme une plume, j’ai flotté, attirée dans des tunnels. Puis, très soigneusement, j’ai placé mon pied de l’autre côté. J’ai posé ma main contre un mur de briques. Péniblement, je suis retournée dans mon corps, je l’ai réintégré au-dessus de l’espace gris, cadavérique, de la flaque. Voilà la vie à laquelle je suis vouée.

Ainsi, je détache le feuillet du trimestre d’été. Avec des chocs irréguliers, aussi soudains que les sauts d’un tigre, la vie émerge, elle soulève sa crête sombre qui jaillit de la mer. C’est à cela nous sommes liés ; à cela que nous sommes attachés comme des corps à des chevaux sauvages. Mais nous avons inventé des dispositifs pour remplir les crevasses et déguiser les fissures. Voici le contrôleur de billets. Il y a deux hommes ; trois femmes ; un chat dans un panier ; et moi, le coude posé sur le rebord de la fenêtre – c’est ici et maintenant. Nous continuons, nous filons à travers le murmure des blés d’or. Les femmes dans les champs sont surprises d’être laissées là, au sarclage. Le train maintenant piétine lourdement, il ronfle bruyamment pendant qu’il grimpe et grimpe. Enfin nous voilà au-dessus de la lande. Il n’y a que quelques moutons sauvages qui vivent ici ; quelques poneys aux poils hirsutes ; mais nous avons tout le confort ; des tables pour lire nos journaux, des supports pour poser nos gobelets. Nous venons sur la lande munis de tout l’équipement. Maintenant nous sommes au sommet. Le silence se refermera derrière nous. Si je regarde en arrière, par-delà cette tête chauve, je vois déjà le silence se refermer et les ombres des nuages se pourchasser l’une l’autre au-dessus de la lande déserte ; le silence se referme sur notre passage éphémère. Je dis : voilà l’instant présent ; c’est le premier jour des vacances d’été. C’est une partie du monstre auquel nous sommes attachés qui émerge. »

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Ce passage est intense, tout comme est fulgurant et fondateur l’épisode de la flaque grise. On touche à la moelle épinière de Rhoda, on s’approche de sa plaie ouverte.

Une simple flaque d’eau et la voilà devant une sorte de maelstrom glacé, grisé, qui fait perdre l’esprit. Il lui suffit de la voir pour commencer à se désagréger. C’est peut-être la mort, peut-être et avant tout la mort, sans étincelle, sans lumière. Rhoda doit y faire face, d’une façon ou d’une autre.
Se laisser couler, se laisser submerger par elle, se désintégrer, partir, disparaître. Ou bien, se saisir de quelque chose de solide, n’importe quoi, poser sa main, ici c’est un mur auquel se rattacher pour continuer à être, malgré tout. À être ici et maintenant, malgré tout.
C’est ce à quoi elle s’engage, (This is life then to which I am committed), dans ce "malgré tout" semé de précipices, en forme de flaques vertigineuses à enjamber .

La force en œuvre dans ce dépassement de soi se tient peut-être au cœur de cette lettre dont on ne sait rien, un message, une mission infime sans doute, mais dont la seule existence, au-delà de son contenu, semble dire "il y a bien une raison, il y a bien une raison à tout cela, j’ai quelque chose à faire, je suis là pour faire quelque chose".

C’est pourquoi j’ai choisi "vouée" dans "Voilà la vie à laquelle je suis vouée", pour dire cette acceptation, ce choix décidé et agissant, où elle mesure la destinée qui est la sienne. Une volonté donc, mais sous-tendue de fatalisme dans son rapport au monde.
Comme si elle se disait : "Parce que c’était lui, parce que c’était moi."

Rhoda se place un instant à distance, un peu désabusée, ou ironique, mais sans cynisme, pour observer ce "nous" humain avec son petit confort portatif, ses porte-gobelets, tellement civilisé, si éloigné de la sauvagerie de la lande.
Puis très vite, elle enchaîne avec un autre "nous", dans lequel elle s’inclut.
Nous tous, humanité, sommes attachés à ce monstre vivant qui se soulève par à-coups, ce monstre vivant avec ses océans aux sursauts aveugles et ses flaques grises qui pourraient bien nous aspirer.
Derrière ce "nous" qui nous concerne tous, le silence arrive, se referme en chape de néant.

Le silence aussi, c’est la mort.
La parole c’est la vie, Rhoda parle. Avec ses "je dis", ou "j’ai dit", sa conscience apparaît clairement.
Dans We are nothing, I said, c’est la finitude de l’homme qu’elle exprime, notre taille de moucheron dans l’univers.
Et dans son This I say is the present moment c’est la force vitale humaine, son appétence à avaler l’instant, à contrer le fugace, l’éphémère et la disparition, pour être, simplement être, en toute conscience.

 Identity failed me
il faut rendre cette idée de quelque chose qui se détache, non pas arraché ni perdu mais comme anéanti brusquement, évanoui,
une nappe que l’on tire
son soi, son être profond s’est brutalement effacé d’elle
je tente "Mon moi se volatilisait" mais c’est trop explicite
et le mot "identité" est perdu alors qu’il est
une référence large, universelle
il ne s’agit pas ici de l’unique moi pointu/petit/centré sur Rhoda qui disparaît
Rhoda est ici héroïne, figure de tragédie, symbolique,
en employant le mot "identité" elle nous pointe du doigt, nous lecteurs,
elle nous tend un miroir, où en êtes-vous de votre identité semble-t-elle demander
"Mon identité manquait"
est sans doute énigmatique, étrange,
mais il me semble que son étrangeté sonne juste – c’est une si grande secousse

 I pushed my foot / I laid my hand
je devrais sans doute, pour épurer, éluder les possessifs, "je place le pied"/"je pose la main", mais je ne peux pas
il me semble que chaque détail compte pour faire poids, pour faire sentir ce poids retrouvé d’elle en elle-même
alors mon pied, ma main

 So I detach the summer term
je trouve plus lisible d’ajouter "feuillet" pour donner l’idée de calendrier dont on tourne les pages, mais ce n’est peut-être pas nécessaire (à revoir)

 With intermittent shocks, sudden as the springs of a tiger
les sauts de ce tigre me triturent les méninges longtemps pour que la phrase aille fluidement son chemin
je tente "bonds" au lieu de "sauts", à cause du geste en arc de cercle du mot, je tente aussi avec "bondir", mais c’est trop lourd, je reviens aux sauts pour l’instant (à revoir aussi)

 life emerges heaving its dark crest from the sea
c’est from the sea qui me pose problème, on sent bien que la mer est le creuset d’un surgissement
en français ce serait "depuis la mer", mais c’est moins valable/visuel, plus intellectuel comme formulation
j’en arrive à "la vie émerge, elle soulève sa crête sombre qui jaillit de la mer"

 et puis la dernière phrase, avec le mot monstre
qui dit bien tout l’ambivalence de la vie
cette vie monstrueuse qui porte la mort à l’intérieur d’elle-même
pourtant cette mort n’est qu’une partie
comme ce présent n’est qu’une partie
les crêtes sombres se succèdent comme les crêtes banches de l’écume des vagues
This is part of the emerging monster to whom we are attached.
je bannis la formulation "partie émergente"
trop détachée/technique/spectatrice/froide
rien de mieux pour l’instant que
"C’est une partie du monstre auquel nous sommes attachés qui émerge"

avec "attachés" en rappel de ces corps attachés aux chevaux sauvages, dans ce grand mouvement incompressible, vivant, qui nous tire et nous envoie valser
et après coup, le verbe "chevaucher", que j’ai voulu garder pour la vision de l’étoile à laquelle Rhoda s’adresse, me semble juste, car placé en contrepoint des corps sur les chevaux

il y a aussi cette phrase où je décide finalement d’ajouter deux points
"Je dis : voilà l’instant présent"
la question du respect de la ponctuation que je repousse
parce que jusqu’à maintenant je considère ces signes à l’égal de mots, et qu’il me faut de bonnes raisons pour m’affranchir d’une virgule, d’un point-virgule ou d’une incise

mais quand je me calque sur ces eux, intrinsèquement liés au rythme anglais, et que l’écart dans lequel je travaille modifie la structure, je doit être très attentive, délicate presque, et obligatoirement réfléchie, je conserve sûrement une ponctuation "inutile"
(tout relire, avec à l’œil ce point précis)

c’est pour ces interrogations renouvelées que je traduis les Vagues,
sachant qu’à peine établi, le texte que je forme doit potentiellement s’acclimater d’une nouvelle donne, comme un vêtement que l’on devrait retailler sans cesse pour habiller quelqu’un en mouvement
la silhouette et l’esprit de VW ne sont pas des données statiques
(et plus je la traduis, plus j’admire cette femme qui ne sait pas se tenir immobile)

(et forcément work in progress)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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