TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -56 [Nous sommes tous des phrases dans l’histoire de Bernard]

dimanche 7 décembre 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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pour une fois – la première sur les 56 billets que compte cette rubrique – , je mets en ligne ma traduction sans ajouter aucune remarque
à propos de mes choix ou mes difficultés,

peut-être pour rompre les habitudes de ce journal,

ou pour digérer encore le texte, sa-ses suite-s

(mais les commentaires, bien sûr, restent ouverts)

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‘Bernard has gone,’ said Neville, ‘without a ticket. He has escaped us, making a phrase, waving his hand. He talked as easily to the horse-breeder or to the plumber as to us. The plumber accepted him with devotion. “If he had a son like that,” he was thinking, “he would manage to send him to Oxford.” But what did Bernard feel for the plumber ? Did he not only wish to continue the sequence of the story which he never stops telling himself ? He began it when he rolled his bread into pellets as a child. One pellet was a man, one was a woman. We are all pellets. We are all phrases in Bernard’s story, things he writes down in his notebook under A or under B. He tells our story with extraordinary understanding, except of what we most feel. For he does not need us. He is never at our mercy. There he is, waving his arms on the platform. The train has gone without him. He has missed his connection. He has lost his ticket. But that does not matter. He will talk to the barmaid about the nature of human destiny. We are off ; he has forgotten us already ; we pass out of his view ; we go on, filled with lingering sensations, half bitter, half sweet, for he is somehow to be pitied, breasting the world with half-finished phrases, having lost his ticket : he is also to be loved.
‘Now I pretend again to read. I raise my book, till it almost covers my eyes. But I cannot read in the presence of horse-dealers and plumbers. I have no power of ingratiating myself. I do not admire that man ; he does not admire me. Let me at least be honest. Let me denounce this piffling, trifling, self-satisfied world ; these horse-hair seats ; these coloured photographs of piers and parades. I could shriek aloud at the smug self-satisfaction, at the mediocrity of this world, which breeds horse-dealers with coral ornaments hanging from their watch-chains. There is that in me which will consume them entirely. My laughter shall make them twist in their seats ; shall drive them howling before me. No ; they are immortal. They triumph. They will make it impossible for me always to read Catullus in a third-class railway carriage. They will drive me in October to take refuge in one of the universities, where I shall become a don ; and go with schoolmasters to Greece ; and lecture on the ruins of the Parthenon. It would be better to breed horses and live in one of those red villas than to run in and out of the skulls of Sophocles and Euripides like a maggot, with a high-minded wife, one of those University women. That, however, will be my fate. I shall suffer. I am already at eighteen capable of such contempt that horse-breeders hate me. That is my triumph ; I do not compromise. I am not timid ; I have no accent. I do not finick about fearing what people think of “my father a banker at Brisbane” like Louis.
‘Now we draw near the centre of the civilized world. There are the familiar gasometers. There are the public gardens intersected by asphalt paths. There are the lovers lying shamelessly mouth to mouth on the burnt grass. Percival is now almost in Scotland ; his train draws through the red moors ; he sees the long line of the Border hills and the Roman wall. He reads a detective novel, yet understands everything.
The train slows and lengthens, as we approach London, the centre, and my heart draws out too, in fear, in exultation. I am about to meet — what ? What extraordinary adventure waits me, among these mail vans, these porters, these swarms of people calling taxis ? I feel insignificant, lost, but exultant. With a soft shock we stop. I will let the others get out before me. I will sit still one moment before I emerge into that chaos, that tumult. I will not anticipate what is to come. The huge uproar is in my ears. It sounds and resounds, under this glass roof like the surge of a sea. We are cast down on the platform with our handbags. We are whirled asunder. My sense of self almost perishes ; my contempt. I become drawn in, tossed down, thrown sky-high. I step out on to the platform, grasping tightly all that I possess — one bag.’

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« Bernard est parti sans billet, dit Neville. Il s’est échappé, avec une jolie phrase et un signe de la main. Il a parlé aussi facilement à l’éleveur de chevaux, ou au plombier, qu’avec nous. Le plombier l’écoutait avec dévotion. "Si j’avais un fils comme ça, pensait-il, je pourrais l’envoyer à Oxford." Mais quels sont les sentiments de Bernard pour le plombier ? N’a-t-il pas uniquement en tête la suite de l’histoire qu’il ne cesse de se raconter ? Il a commencé lorsqu’il roulait de la mie de pain entre ses doigts, enfant. Une boulette pour un homme, une autre pour une femme. Nous sommes tous des boulettes. Nous sommes tous des phrases dans l’histoire de Bernard, il les écrit dans son carnet sous la lettre A, ou la B. Et il raconte nos histoires en montrant une compréhension extraordinaire, excepté pour ce que nous ressentons réellement. C’est qu’il n’a pas besoin de nous. Il n’est jamais à notre merci. Il est là, agitant ses bras sur quai. Le train est parti sans lui. Il a raté sa correspondance. Il a perdu son billet. Mais ça ne fait rien. Il parlera avec la serveuse de tout ce qui fait la destinée humaine. Nous avons disparus ; il nous a déjà oubliés ; nous sommes hors de sa vue ; et nous continuons, emplis du sentiment persistant, mi-doux, mi-amer, qu’il est un peu à plaindre d’avoir à affronter le monde avec des phrases inachevées et un billet perdu : il mérite aussi d’être aimé.
Et maintenant, je continue à faire semblant de lire. Je soulève mon livre pour qu’il cache presque mes yeux. Mais je n’arrive pas à lire au milieu des éleveurs de chevaux et des plombiers. Je ne possède pas la capacité de les charmer. Je n’admire pas cet homme ; et il ne m’admire pas. Permettez-moi au moins d’être honnête. Laissez-moi dénoncer l’insignifiance de ce présent, la futilité de ce monde et son autosatisfaction ; ces sièges de crin ; ces photographies en couleur de jetées et d’esplanades. Je pourrais hurler devant ce contentement béat, cette médiocrité qui produit des maquignons aux décorations de corail qui pendent de leurs chaînes de montre. Quelque chose en moi pourrait les anéantir entièrement. Ils devraient tous se recroqueviller sur leurs sièges en m’entendant rire ; et fuir en criant devant moi. Non ; Ils sont immortels. Ils triomphent. Ils m’empêcheront toujours de lire Catulle dans un wagon de troisième classe. Ils me pousseront à aller me réfugier en octobre, dans une de ces universités où je deviendrai professeur ; et j’emmènerai des maîtres d’école en Grèce, suivre des conférences sur les ruines du Parthénon. Je devrais élever des chevaux et habiter l’une de ces villas de briques rouges, au lieu de me faufiler dans le crâne de Sophocle ou d’Euripide comme un ver, après avoir épousé une femme de tête, une de celles qui fréquentent les universités. C’est pourtant ce qui m’attend. Je vais souffrir. Je suis déjà, à dix-huit ans, capable d’un tel mépris que les éleveurs de chevaux me détestent. C’est mon triomphe ; je ne transige pas. Je ne suis pas timide ; Je n’ai aucun accent. Je n’ai pas peur de ce que les gens pensent de "mon père banquier à Brisbane", comme Louis.
Maintenant, nous approchons du centre du monde civilisé. Il y a les habituels lampadaires. Les jardins publics sont traversés de sentiers d’asphalte. Des amoureux s’allongent sans pudeur, bouche contre bouche, sur l’herbe brûlée. Percival arrive quasiment en Écosse, à présent ; son train file à travers la lande rouge ; il voit la longue ligne des collines qui bordent l’Angleterre, et la muraille romaine. Il lit un roman policier, mais il comprend tout.
Le train ralentit et s’allonge, car nous approchons de Londres, du centre de Londres, et mon cœur se remplit de peur, et de jubilation aussi. Je vais rencontrer – mais quoi ? Quelle aventure extraordinaire m’attend, au milieu des camions postaux, des porteurs, des essaims de gens qui appellent des taxis ? Je me sens insignifiant, perdu, mais exalté. Un faible choc, et nous stoppons. Je vais laisser les autres descendre devant moi. Je vais rester assis encore un instant, avant de sortir, dans ce chaos, ce tumulte. Je ne vais pas anticiper l’avenir. Il y a ce grand vacarme dans mes oreilles. Tout sonne et tout résonne sous ce toit de verre, comme une mer déferlante. Nous sommes jetés sur le quai, nos bagages à la main. Des tourbillons nous dispersent. Ma conscience s’évanouit presque ; avec mon mépris. Je suis aspiré, poussé, projeté vers le ciel. Je sors sur le quai, en tenant fermement tout ce que je possède – un sac. »

work in progress, toujours

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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