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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Le silence des chiens de Jacques Ancet

dimanche 30 août 2009, par C Jeanney

« [...] tu regardais l’encre bleue du stylo à bille, oui, il fallait s’en souvenir et peut-être cela bruissait-il déjà, à ton insu, comme aujourd’hui, après tant d’années, écoute, voix rauque, homme ou chien, mais lointaine, diffuse, rumeur de foule ou de marée, note tenue, tantôt grave, tantôt aiguë, plainte, rire même, le tout confus, méconnaissable [...] »

Une phrase, une seule phrase pour contenir ce Silence des chiens de Jacques Ancet. Une longue phrase, déroulée, se dépliant en souffle, en rythme, qui fait que l’on ne se trouve plus devant le texte, mais bien à l’intérieur de lui, pris dans ses pliures, son flux, et porté par son mouvement.

C’est un texte, au sens élargi. Il contient les images quotidiennes, les gestes simples et l’invisible pensée qui les porte, résurgences, sensations, interactions, autour de ce « tu » qui avance et veut dire.
Ce souffle crescendo et décrescendo emporte.
Il nous déplace de l’anodin à l’indicible, du particulier à l’universel avec une facilité déconcertante. Peu importe qu’il n’y ait qu’une seule phrase ou plusieurs, le propos n’est pas celui d’une performance qui serait seulement acrobatique. Il s’agit bien de chair, de sang, d’émotions, d’humanité (ou d’inhumanité) en marche.

« […] tu cherches à percer la pellicule, l’instant, ses perspectives infinies, fuyantes, tu t’es perdu, tu regardes tes ongles, il n’y a pas d’instant, un avion passe, interminablement, et derrière son vrombissement tu entends encore, cette espèce de cri, appel, enfin cette chose à laquelle tu voudrais bien donner un nom, et tu le trouverais, rassurant, au détour d’une phrase, ah ce n’était qu’un chien, et tout rentrerait dans l’ordre, et tu poserais ton stylo, il n’y aurait plus rien à dire, mais c’est le vide, le noir, façon de parler, bien sûr, comment dire, ce bruit, ce, ce, tu ne sais pas, alors tu continues […] »

Silence et bruit, c’est la rumeur du monde qui enfle, parfois au point de prendre toute la place et c’est comme si la phrase elle-même s’assourdissait de rendre compte de ce qu’elle entend, de ce bruit qu’elle doit identifier, désigner, décrire.

« […] tu regardes autour de toi comme si c’était la dernière fois, la tache au plafond d’un moustique écrasé, l’ombre de la lampe sur le mur, le lit, l’oreiller froissé, tu cherches à les retenir mais tu glisses, imperceptiblement, en toi c’est comme une lente érosion, tu sens battre ton cœur, tu guettes sa rumeur muette mais c’est autre chose que tu perçois, murmure, pleurs ou râle lointains, grondement aussi, basse continue, le tout mêlé comme si tu entendais le temps, son bruissement immémorial, et même si tu écoutes tu ne distingues rien, froissement ou sifflement, maintenant, plainte, peut-être, ou, simplement, très long grincement d’une porte qu’on n’en finirait pas d’ouvrir […] »

Ce bruit est comme une basse, un son constant, un acouphène. S’il s’éloigne, il n’est jamais tout à fait loin. Et s’il se cache au milieu des sonorités du monde, l’écriture l’en extrait.
C’est le bruit d’une souffrance. Jacques Ancet la cerne, l’encercle de ses mots, avance peu à peu vers elle, rend compte de son écho, avant de plonger à l’intérieur.

« […] l’image s’estompe laissant derrière elle ce sifflement sous le silence, étouffé mais tenace, avec, plus net, quelque chose comme un froissement ou frottement, un souffle peut-être, un bruit de pelle fouillant la terre, friction, fureur, mais contenues, fracas même, simultanés tels ces millions d’insectes en juin, dans l’herbe haute, d’abord tu n’y prêtes pas attention, mais, peu à peu, cela t’enveloppe, bourdonnement uniforme, sans commencement ni fin, orchestre immense où tout se confond, paroles feuillages, bruit de pas, vent, passage d’un train ou d’un avion, et, aujourd’hui aussi, cela monte, marée, foule, forêts, fonderies, fournaises, hurlements, ouragans, explosions, confondus, rumeur compacte, insupportable maintenant […] »

Superbe texte que celui que Jacques Ancet. Cette prose poétique, exploratrice, saisissante et sonore, bouleverse. L’écriture du Silence des chiens est un instrument de précision, utilisé pour « parler de l’horreur du dedans ». On pense à cette phrase d’Annie Dillard, « En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie le chemin que tu suis. » (En vivant, en écrivant)

Ciseau, sonde, pic, la « ligne de mots » de Jacques Ancet est forte, vibrante, et résonne longtemps après qu’on ait fini de la lire… Magnifique.

« […] le silence est énorme, babines retroussées, crocs luisants et rouges, fermant les yeux, les rouvrant, calendrier, bouillie sanglante entre les pierres, soupirant, regardant ta main aux ongles faits, ta montre qui marque onze heures huit, les choses impassibles, disposées pour dénoncer ton étrangeté, ton silence coupable et tu auras beau énumérer, ciseau pellicule encrier pastilles clés stylo transistor sac placard mur arbres nuages avion ville océan sable cri, le silence pèsera toujours plus, tes mots s’effaceront à peine prononcés, tu seras seul encore même si tu parles, si tu ris, même si tu serres un corps entre tes bras, tu seras seul, écoutant, bridant ta peur, le vide sous chaque geste, funambule en arrêt, regardant vers le bas, perdant le fil […] »

Le silence des chiens de Jacques Ancet
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