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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Elle était elle-même une pièce rapportée

mardi 15 mars 2016, par C Jeanney


Elle était elle-même une pièce rapportée et n’en finissait pas de se demander en tant que pièce rapportée ce qu’elle pouvait rapporter du monde autour d’elle, et n’en finissait pas de s’interroger sur l’urgence qu’elle ressentait à ramasser des pièces aussi disparates que, par exemple, le volume bleu d’un nu de Matisse, les cuivres d’Ernest Chausson, la description de l’équarrissage de la viande lue dans un roman, ces pièces venant se rejoindre en elle et se rassembler.
Elle n’en finissait pas de se demander ce que ça donnait de confronter ces trois fragments, ensemble – la viande qui lui rappelait qu’elle-même était viande, ce qui était bien trop cruel, et la forçait à comprimer cette pensée pour qu’elle en reste au stade volatil d’une conscience secrète, muette, quand le volume bleu était si simple à embrasser, de cette sorte de simplicité qui nécessite des millénaires pour naître, et quand les cuivres soufflaient et respiraient et semblaient se ployer et se détendre en écartant leurs membres comme des danseurs repliés ensuite sur le plancher d’une scène, en fœtus.
Il y avait dans tout cela une organisation qui lui échappait, mais faisait sens en la mettant au centre, malgré elle – car il n’y avait finalement que des conjonctures hasardeuses, responsables de ce que sa vie était sa vie, à cet endroit, à cette période précise, malgré elle, et pourtant avec elle, puisque c’était elle qui décidait de cet assemblage, et du choix de ces trois fragments-là parmi d’autres. Elle éprouvait simultanément l’acceptation d’une soumission et la volonté d’une prise de décision. Dans ce jeu permanent – « jeu » au sens d’écart entre deux pièces d’une mécanique permettant qu’elles pivotent ou coulissent – dans ce jeu-là, elle savait qu’il y avait un espace à atteindre.
C’était lorsqu’elle se demandait pourquoi elle devait l’atteindre que tout s’obscurcissait. Le reste du temps, elle faisait, elle tentait, elle s’activait. Les écrans n’étaient pas plus nets ou plus clairement délimités, aucune flèche n’apparaissait pour indiquer une direction, ni aucune bande réfléchissante, comme celles utiles dans les tunnels pour se repérer à l’aveugle et viser la sortie. Mais, parce qu’elle faisait ce qu’elle faisait, elle avait l’impression d’avancer.
Une des choses les moins simples étant de s’interroger sur cette avancée tout en éludant le pourquoi, habile à brouiller la vue. Le pourquoi était un seau d’eau chaude jetée sur un pare-brise, ses coulures et sa mousse déformant le paysage, tordant et faisant se chevaucher les branches des arbres, les diluant au milieu de toutes les architectures.
Elle savait, sentait, soupçonnait qu’il y avait un équilibre à atteindre à propos de cette avancée qu’elle visait, qu’elle espérait, désirait, mais qui, décrite trop précisément, perdrait ses formes et ses couleurs, comme un débris retiré de la mer sèche sur le sable, sa pureté et sa singularité évaporées sous la chaleur.
Elle ne pourrait jamais en tant que viande avoir un discours sur cette viande elle-même, la sienne, il lui faudrait toujours utiliser des subterfuges en désignant la viande des autres, montrant du doigt un « on » au lieu d’un « je ».
Elle ne pourrait jamais rejoindre le volume bleu de Matisse car c’était une parole déjà dite et déjà parfaite, son existence avérée assortie parfaitement à l’avancée d’un œil et d’une main achevés, en cohérence complète avec une existence pleine, capable d’engendrer d’autres éclosions, capable de se démettre de la viande, de l’entrave prosaïque de cette viande, tout comme ce volume bleu était capable de se désinscrire et de s’inscrire en même temps, où qu’il soit. Les contraires et la simultanéité la stupéfiaient toujours. Comment ce volume allait, lui, là où personne n’était allé et gardait cette légèreté sage de métaphore, légendaire, ancestrale, autant qu’il pesait du poids d’un vrai corps, vivant et bleu.
Elle ne pourrait jamais atteindre la sonorité des cuivres ni leur capacité à se mouvoir, rebondir, s’amplifier plus haut et plus loin que les corps qui les actionnaient, qui les écoutaient, ou à se rétrécir au creux de chaque cellule de cette viande à l’intérieur de laquelle elle vivait, comme ceux et celles qui les actionnaient, ou plus simplement les accompagnaient.
Le fait qu’elle se définisse par « elle » et qu’elle ose utiliser le « elle » était nouveau pour elle et presque inattendu. Longtemps, elle avait cru se situer en dehors de, ou à part – sans doute que son rapport à la viande du corps lui faisait éluder ce problème à résoudre, choisir une ligne de fuite, dévier l’affrontement en visant ce regroupement élargi en elle du « il » et du « elle », soit alternativement et sans incohérence (elle était très fière qu’on lui ait un jour dit « jamais je n’aurais cru qu’une fille puisse écrire ça »), soit en se hissant jusqu’à un « nous » réunificateur, pour faire masse, la grossissant de ces multiples présences masculines, féminines, comme on cherche à grossir le rang de manifestants qu’on estime plus forts car plus nombreux.
Elle avait compris récemment que le « elle », dont elle avait jugé utile de se débarrasser jusque-là, avait besoin aussi d’être scruté. Qu’il était politique, social, sociologique. Que derrière elle d’autres elles ne pouvaient pas parler. Qu’à force de se croire en dehors de, ou à part, elle leur ficelait à toutes la bouche, les encourageait au silence, par ignorance, et que cela ne valait pas mieux que d’agir volontairement, mue par le désir de nuire ou l’expression du mépris.
Ces actes-là aussi il fallait les interroger. En quoi l’intention modifiait la réalité. En quoi des intentions pures pouvaient porter des coups aussi dévastateurs que des coups de poing donnés clairement et clairement assumés. Quels rangs il fallait fuir en parlant à voix haute, en désignant. Quelle culpabilité planait toujours sur le silence, et les alinéas qu’il fallait ajouter sans cesse comme des notes de bas de page à l’infini. Dans ce qu’elle taisait et ses omissions, elle ne voulait pas que s’oublient les genres autres : le genre de celles et ceux qui n’avaient pas de genres car obligés par la force des choses, soumis à leur développement physique ; le genre de ceux et celles qui le cherchaient, perdus ou contrariés ; le genre de celles et ceux qu’on obligeait à mentir, forcés à la clandestinité et à ravaler des larmes de honte ou de frustration. La culpabilité gangrenait. C’est ce qu’elle visualisait parfois, une gangrène, une nécrose, une fleur noire vorace, grossissant à vue d’œil. Comme un champignon invisible où pourraient se développer et mûrir toutes sortes de moisissures, et parmi elles celle appelée honte et une autre appelée frustration. Deux organismes autonomes porteurs d’une violence latente qui macérait, lancinait, sourdait, jusqu’au jour où, brutalement, elle pouvait surgir, couper les veines de son bras à l’aide d’une lame de rasoir, ou taillader la gorge des autres à la machette. [...]

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • superbement profond et grave
    ce qui est le plus grave peut-être
    comment le elle d’Avignon pourrait-elle en dire ou y ajouter, juste que ne s’était jamais sentie concernée vraiment par cette chair qui lui avait été imposée, jusqu’au moment où elle n’a plus été que chair, alors chercher ce qu’elle est dans cette chair, le genre de chose qui n’a pas de fin

  • "le « elle », dont elle avait jugé utile de se débarrasser jusque-là, avait besoin aussi d’être scruté. " je lis ce passage comme la nécessité d’un dire féminin- -je me trompe peut-être-
    mais j’ai besoin que ça existe et qu’on ose porter cette voix -là pour celles qui meurent de n’être QUE des femmes

  • C’est Roodra encore qui me vient à la bouche comme une poire de génie pour la grande soif : " Grammairiens de génie , apportez-nous enfin le véritable espéranto fraternello , celui qui - enfin ! - supprimera les malentendus dont souffrent nos rapports avec notre femme, avec nos enfants, avec nos adversaires politiques, avec notre patron, avec notre cuisinière et avec notre frère le gréviste. " 1923, in le Roseau Pensontant. :)

  • Merci beaucoup de vos lectures et de vos réactions (ça fait du bien) (oui, sérieusement)

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