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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Elle faisait des recherches

mercredi 23 mars 2016, par C Jeanney


Elle faisait des recherches et de cela elle était sûre, mais pas du thème de ces mêmes recherches qui, souvent, dérivaient vers des pointes, des isthmes ou des points de jonction trop précoces car incompréhensibles – et c’était comme se déplacer dans une bobine de fils enchevêtrés.
Elle tentait de se placer / trouver sa place, et cela passait par un temps où le Danube, le Rhin, le Doubs et le Rhône avaient convergé ou avaient vu leurs eaux se mélanger.
Cela passait par Pasolini et sa détestation des images produites par les chaînes d’information. Par la photo en noir et blanc sur laquelle elle pouvait l’observer enfant, tout rond, debout sur une chaise capitonnée, habillé comme un prince russe avec ce qui semblait être une reproduction en miniature du manteau de fourrure que portait sa mère près de lui. Il semblait hébété, sidéré même. Comme fraîchement parachuté, arrivant d’un endroit très obscur ou très lumineux, et ayant des difficultés à voir ce qu’il devait voir, à regarder ce qu’il fallait regarder. Peut-être que, même très longtemps après, même une fois devenu adulte, ses yeux avaient conservé quelque chose de cette stupeur, gardé figée dans la pigmentation de l’iris, à l’intérieur de ce cercle pixélisé de mille nuances, une tache en sédiment de cette première sidération (du latin sideratio, « action funeste des astres »). Sa mère penchait un peu la tête, mais elle n’aurait pas su dire si c’était pour paraître plus convaincante, ou plus vaillante, ou plus provocatrice. Les images éludaient toujours.
Cela passait aussi par un archéologue et paléontologiste américain qui avait contribué à découvrir Ardi – la première fois qu’elle écrivit ce nom, elle fut frappée par sa morphologie de nouveau-né, avec le A sortant la tête la première. L’homme était né le 24 août 1950 à Los Angeles – et ce nom-ci se traversait de lézardes, de possibilités de séismes et d’une rivière en majeure partie bétonnée, comme pour solidifier l’insolidifiable, appelée Río de Porciúncula en référence à une église remplie d’anges en train d’apparaître – cela passait par des apparitions et des disparitions de fils tordus, labyrinthiques. Cela passait par sa capacité à se déplacer avec eux, ou sur eux, comme l’expérience d’une chevauchée.
Ardi était la toute première, ou la plus ancienne, vieille de 4,4 millions d’années. Et elle s’intéressait à ça, elle voulait ça, avoir Ardi en tache sédimentaire dans les pixels de son œil. Et elle voulait que d’autres femmes s’ajoutent, par exemple une militante écologique du Honduras, exécutée en rentrant chez elle, et comment c’était de vivre et mourir à La Esperanza, entourée de monts courbes et de maisons basses – elle regarda une vidéo, Bienvenidos a La Esperanza, et après l’attendue musique folklorique, elle vit un présentateur fouetté par le vent au milieu d’une route large, poussiéreuse et humide à la fois, et tous les éléments qu’elle captait lui rappelaient d’autres lieux, dans l’Est de la France, d’autres lieux gris, à la fois poussiéreux et humides, là où des nationales se croisent – la terre était partout la même –, sauf pour ce qui était des 4x4 qui, sur le film, transportaient dans leurs bennes à ciel ouvert des monticules de sacs avec des ouvriers assis dessus. Certaines maisons étaient d’une belle teinte rose et certains hommes portaient des chapeaux, mais elle ne trouva pas ce que signifiait le nom du fleuve, Intibucá, une butée dans l’enchevêtrement des fils, et ça lui rappelait que les mots ne se donnaient pas facilement.
Et plus tard, c‘était d’autres photos – elle n’avait pas le temps de lire dans ce salon de coiffure, bientôt ce serait son tour, aussi les commentaires et les articles se fondaient en lignes serrées et fermées, mais les images claquaient – qu’elle passait en revue nonchalamment, puis de plus en plus perplexe, ou embarrassée, ou sidérée elle aussi, ou concernée. Des femmes défilaient, des femmes étaient sculptées.
C’était une femme déesse, sur sa tête un diadème de la taille d’une roue de tracteur duquel irradiaient des rayons disposés en soleil supportant ses torsades rousses.
Une femme nuage, ses cheveux floconnant, aériens et immatériels en sorte de barbe à papa assortie à son visage et à son corps blanchis de talc.
Une femme guerrière aveugle, les yeux bouchés par une frange de cheveux cuivre.
Une femme à pointes, chaque mèche fuselée en pics destinés à repousser, blesser ou attaquer.
Une femme crâne piqueté de clous métalliques espacés régulièrement le long des arabesques capillaires, lesquels clous suivaient une ligne descendant de sa nuque à son dos nu et arrondi – et chaque clou se fichait à même sa peau, entre deux disques de sa colonne vertébrale.
Une femme enluminure, à l’armoirie factice déroulée sur les mains, les bras, ce thème reproduit sur l’incunable de son cuir chevelu rasé.
Une femme bicorne, bicolore, avec en haut du front un nœud gigantesque, tout en dentelle.
Une femme échiquier, yeux noircis largement vers les tempes et sur les joues, sous des cheveux damier.
Une femme sourcils, lesquels étaient collés de plumes de feu. Une femme les cheveux en vaguelettes verticales, latérales, horizontales, pour figurer une mer à la surface calme ou soulevée par des ventilateurs de cinéma. Une femme exotique, queue d’oiseaux des îles. Une femme T au chignon en forme d’enclume.
C’étaient des chapeaux de tresses, des chapiteaux de tresses, des assemblages d’escargots. C’était une bouche géante sur le sommet du crâne, couverte de cheveux blonds. C’était une cascade de tresses déroulée des oreilles aux genoux et tombant comme une barbe, décorée de bijoux. C’étaient des cheveux en volcans, en éclosions de fleurs, en pellicules givrées inamovibles. Des cheveux roulés, tordus, cousus, raidis, assemblés, séparés, colorés, détournés, inventifs, artistiques.
[...]

 [...] (sans nom) (1)
 [...] (sans nom) (2)
 vidéo-lecture et mise en images de [...] (sans nom) (2) ici

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • c’était peut-être ce qu’avait vu, dans son autre part d’avant la photo avec sa mère, l’enfant Pasolini, et qui lui donnait cet air sidéré…
    (bon je sors, mauvaise plaisanterie idiote… peut être pour réagir devant l’admiration avec laquelle j’ai glissé le long de ces femmes)

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