TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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L’Homme Heureux, Joachim Séné

mardi 23 janvier 2018, par C Jeanney


23 JANVIER 2020_
s’emparer de,
se laisser traverser par,
rester soi,
trois tensions qui peuvent sembler contradictoires, ou trop complexes pour être activées simultanément, mais c’est dans HH ( L’Homme Heureux, Joachim Séné )
c’est d’ailleurs assez spectaculaire comme ça se met en place
avec une construction somme toute simple, faite de fils tirés, une construction tentaculaire quand tout se rejoint, forme des nœuds, points de jonction ou d’achoppement qu’on pourrait penser autonomes, qu’on pourrait voir comme des données brutes non discutables, non négociables, des faits à dissocier les uns des autres
mais ah : le battement d’aile de la mouche fait vibrer la toile jusqu’aux pattes de l’araignée, les tuyaux du net vibrent, sont traversés de pulsations, provoquent des perturbations
quand il y a de la friture sur la ligne/ quand le message est fort et clair / dans les deux cas, ce n’est pas innocent ni virtuel
dans HH on regarde de très près ce concret : que sont ces câbles sous-marins, qui les pose, qu’est-ce qu’ils charrient avec eux et qu’on retrouve sur l’écran de télé ouvert en continu sur la même chaîne dans le café, qu’y-a-t-il à entendre, comment ça se répercute dans les oreilles des clients, est-ce qu’ils souffrent ? qu’est-ce qui sort des bouches et rentre dans les crânes, HH pose la question, qu’est-ce qu’on en fait ? et surtout est-ce que les promesses sont vraies ? est-ce que c’est émancipateur ? est-ce qu’on va mieux ? qu’est-ce qu’on mange, d’où ça vient, et est-ce que les algorithmes, ces données tellement scientifiques, tellement propres, est-ce qu’elles sont réellement débarrassées des petites saletés, tavelures, est-ce qu’un algorithme est réellement immaculé ? est-ce que c’est réellement l’aboutissement supra-humain, évolué, surpuissant, civilisé, ce qu’on peut faire de mieux, débarrassé du mal, est-ce qu’il ne reste pas dans les chiffres, équations, tableaux excel quelques traces humaines (médiocrité, sauvagerie, cruauté, avidité) ?
c’est dans HH
et nos fictions, est-ce qu’elles nous bercent, ou bien est-ce qu’elles révèlent crûment cette incapacité qu’on a, cette façon qu’on a de rhabiller de mots aseptisés le pire ?
ça c’est pour le fond de HH
pour la forme : c’est tentaculaire, complexe, fait de fils tirés et de points de jonction d’achoppement (cf début de ce qui est présenté ici)
pas de distance entre fond et forme
alors évidemment, pour qui est habitué à lire les aventures romancées d’un écrivain qui se cherche dans les années 70, ça peut faire choc
la forme n’est pas plaquée, tombée du ciel, volontairement étrange (dé-mussoïsée pour faire court) pour choquer, ou par principe, ou pour marquer sa différence
la forme est liée à tout ce qui se lit, s’écrit dans la veine des trois tensions plus haut (s’emparer de, se laisser traverser par, rester soi), avec des éclats à la Claude Simon, fragments de phrases, agencement apparemment anarchiques qui montrent, démontrent, démontent l’ordre d’un monde qu’on avale comme un jus de fruit, sans connaître la teneur en sucre et autres sigles indécodables, ni les conditions de vie des ouvriers qui font pousser ou qui ramassent, ou qui travaillent dans les usines de, c’est très difficile de voir, si on examine chaque action, il y a dessous des centaines de prises de décisions, on ne voit que ce qui dépasse, les photos recadrées sur l’affiche
HH se demande aussi : c’est quoi être un homme ?
pas « un homme » comme dans les droits de l’homme, le musée de l’homme, pas un homme au sens de neutre, humain (si, aussi, mais pas seulement)
qu’est-ce que la masculinité
à quel point elle est là, dans les tuyaux, dans les buildings, les réunions de travail, à quel point elle a le droit d’être là, est-ce qu’elle ne serait pas omniprésente, jusqu’au siège dans le métro où s’asseoir, omniprésente, nocive, et comment on la laisse faire, comment elle fait opération de nettoyage, les plus faibles seront niés, piétinés, hommes ou femmes, les plus faibles seront isolés, la tactique des lionnes en chasse face au troupeau de gnous
bon, je le dis tout net, parce que c’est à prendre en compte même si ce n’est pas certain (rien n’est jamais certain), mais il est fort possible que HH ne soit pas chroniqué dans télérama et autres pignons sur rue labellisés
il est fort possible que les clapets soient très durs à ouvrir, et qu’on ne laisse passer que ce qui montre une forme acceptable (c’est-à-dire traditionnelle)
en littérature, on a moins secoué le cocotier qu’en art
on peut maintenant s’autoriser à penser qu’une marine à la peinture à l’huile est un peu ringarde
en littérature non, il y a des tonnes de marines à la peinture à l’huile qui sont fabriquées tous les jours et qui utilisent les tuyaux acceptables des tables de librairies après être passées dans les mains décideuses des garants intellectuels enclins à toujours relire le même livre le même texte le même fond la même forme etc.
je vous le dis tout net (et je ne suis pas la seule) écrire est un sport de combat
écrire est politique
écrire est une mise en joue de ce qui abîme le monde et les êtres humains
car (c’est un truisme mais c’est vrai) tout ce qui s’écrit est politique
toute prise de parole est politique
la collection harlequin est politique quand elle célèbre une certaine sorte de rapports hommes/femmes (gagnants/perdants) et qu’elle les sacralisent, clichés indépassables
un article de Gala ou Paris Match est politique lorsqu’il montre sous un jour acceptable et anecdotique qui prend des décisions inacceptables et destructrices
la violence ne se réduit pas à une vitrine brisée ou un magasin de chaussures de sport vandalisé, la violence c’est aussi comment on fabrique ces chaussures de sports, avec quelles mains, la violence c’est qui abîme quoi, à quelle échelle, avec quel pouvoir et sans en être inquiété
j’ai l’air de sortir du sujet
mais non, je tire un fil, il y a certaines violences qui prennent modèles sur les pesticides (c’est invisible)
où se trouve la violence d’un nuage d’amiante
en bref, qui nous fait respirer quoi
voilà ce que demande HH
je lis ce texte de Christian Prigent
«  le projet de trouver une langue qui réponde le mieux possible aux défis qui sont à la source du besoin d’écrire ; la résolution de ne rien céder sur le désir que cette langue soit, sans concession au bruitage d’époque, sans peur des tentatives d’intimidations scolaires ou mondaines ; la certitude que rien du monde ne se perçoit ni ne se comprend en vérité si cette langue-là ne vient pas médiatiser l’expérience d’une façon plus intimement juste qu’aucune autre des médiations (intellectuelles, savantes, religieuses, idéologiques...) que propose l’époque »
(ce que fait HH)

extrait :

— appuyez sur le visage souriant vert

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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