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François Bon, dans "avant de me coucher j’avais lu quelque chose" (#vasesco de septembre 2013)

vendredi 6 septembre 2013, par C Jeanney

« (...) pourquoi ne pas imaginer, le 1er vendredi de chaque mois, une sorte d’échange généralisé, chacun écrivant chez un autre- ? Suis sûr qu’on y découvrirait des nouveaux sites (...) ». François Bon et Scriptopolis ont lancé l’idée des Vases Communicants.

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C’est une grande joie pour moi d’accueillir ici François Bon qu’on ne présente plus ("qu’on ne présente plus" est la formule que j’ai choisie, parce que c’est trop vaste, trop foisonnant, parfois tentaculaire, érudit, large, pointu, avec des angles mouvants et des horizons neufs, constamment) (il n’y a qu’à entrer dans le Tiers livre pour le réaliser au jour le jour).
Notre échange prend comme point de départ Le Golem de Gustav Meyrink, et François Bon s’appuie sur cette figure pour englober plus largement tout ce qui nous traverse, dans ce que le fantastique créé comme ouvertures. Un immense merci à lui pour ce texte passionnant !

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avant de me coucher j’avais lu quelque chose


(digression sur l’ouverture du Golem de Gustav Meyrink)

La lumière de la pleine lune tombe sur le pied de mon lit, lourde, ronde et plate comme une grosse pierre. Quand le disque commence à rétrécir et l’une de ses moitiés à se rentrer comme un visage vieillissant montre des rides et maigrit d’un côté d’abord, c’est alors que vers cette heure-là de la nuit, un trouble douloureux s’empare de moi.
Ni éveillé ni endormi, je glisse dans une sorte de rêve où ce que j’ai vécu se mêle à ce que j’ai lu et entendu, comme se mêlent des courants de teintes et de limpidités différentes.
Avant de me coucher, j’avais lu quelque chose... »


Les premiers souvenirs de lecture sont ceux qui vous font traverser la réalité concrète du monde. Ce n’est pas moins réel au-delà, c’est juste encore plus concret, avec tant d’évidence que cela rejoint même le mystère.
Et on s’y accroche, à cette sensation-là. De grands romans viennent comme de grands pans noirs et traversent tout votre monde : vous avez lu Balzac, Dostoievski et les autres. La force qu’on y prend est la même : rien de surnaturel, ni qui outrepasse les lois ordinaires du fonctionnement du monde, mais il a été remplacé par un autre, qui lui est supérieur, où la nuit est plus violente, où les ombres traversent et le jour et l’intérieur des hommes.
Cette frontière est de substitution, de miroitement. Juste une lumière qui remplace celle du jour, éclaire aussi la nuit s’il faut, mais plus rien de la réalité n’est pareil. Il n’y a pas de fantastique dans le Grand Meaulnes : on peut se perdre en son pays même, Nerval (Nuits d’octobre) ou George Sand nous en avaient déjà fait la preuve, sinon la leçon. Et les Jules Verne qui basculent dans le fantastique on ne les relit pas : il n’y a rien d’inventé dans Voyage au centre de la Terre, c’est juste qu’on ne savait pas qu’à cet endroit il en était ainsi de la réalité.
Alors vient que d’aucuns jouent de cette frontière : tout Dickens serait là, à se saisir du miroitement et l’appliquer, comme à rebours, sur les contingences dures et immédiates de la ville, où on meurt, où on a faim, où s’exercent injustice et violence – alors naissent Bleak House et Old Antiquity Shop.
Mais c’est toujours la même chose : toujours la seule frontière qui compte, et qu’elle miroite. Qu’y a-t-il dans le premier paragraphe de La maison Usher qui fait que tout est dessiné, la menace et l’énigme, la mort et la destruction : le rythme dans une phrase, la mise en place du voyageur approchant en longeant l’étang. Le début du Château de Kafka n’est pas si loin, préparé par des dizaines d’incises avec un personnage sur une route en sortie de village, dans son Journal.
Alors lire est cette frontière, son appel et sa construction, indépendamment même de ce qu’on lit. Il y a certainement un nœud qui se crée, du fantastique et du moderne, par la bêche et le pic d’Edgar Poe. Mais il installe ses textes dans des magazines : ils sont déjà immergés dans une surface où c’est le monde immédiat qui se raconte. Et lui il y a placé des dents, des feux, et le masque de la mort rouge. Poe nous extorque de force que la réalité première est celle qu’il montre, et que la fadeur de la vie ordinaire, quand on ressort du livre ou de l’histoire, n’est qu’une menace de plus, beaucoup plus artificielle que ce qu’il vous avait fait entrevoir lui-même, comme encore terrorisé de ce qui le saisissait.
Lire est cette frontière, qu’on reconstruit comme à l’envers depuis n’importe quel auteur assez digne devant l’écriture pour que son monde effectue ce changement de lumière par rapport au monde dit réel. Vous êtes dans la lumière des Brontë, ou la dureté abstraite de Borges, mais c’est cela votre monde : on se promène dans les allées des livres lus comme dans un jardin tellement plus beau que tous les parcs et chemins.
C’est peut-être pour cela que la science-fiction ou l’anticipation ou le fantastique comme genre ne m’ont jamais vraiment attiré : on prend acte en amont du livre d’un fonctionnement de l’autre côté de la frontière, d’un fonctionnement qui n’a plus besoin de produire la frontière. C’est par exemple ce qui me gênait chez Lovecraft quand je ne connaissais pas assez Lovecraft : et puis un jour tu marches dans sa rue à Providence, de la colline tu vois l’échappée des toits de la ville, tu es devant la maison jaune qui a servi de source à La maison maudite et la porte de la cave est si ordinaire, si banale.
Il y a beaucoup de portes dans la littérature fantastique : comme s’il fallait matérialiser le passage de la frontière par l’objet qui en est la transition même dans le monde ordinaire : ça vaut aussi pour les ponts (chez Stephen King) ou les trappes et soupiraux (chez Kafka, récurrent) mais si, pour les peintres, ça passe souvent par des fenêtres, en littérature la fenêtre ne permet pas le passage. Ou alors uniquement l’irruption du dehors vers le dedans pour détruire (chez Lovecraft dans Erich Zann ou dans The hanter of the night). Chez Wells la plus belle, peut-être (La porte dans le mur) mais à la fin du Golem c’est par la porte qu’on nous renvoie gentiment à notre réalité sans magie, sinon celle d’avoir lu.
Construire cette frontière qui décalque la réalité et la sépare (puisque, aussi bien, nous en sommes encore partie prenante dans cette séparation même : juste une affaire de lumière qui tourne).
C’est pour cela que le dédoublement de la réalité sur elle-même a une fonction aussi essentielle. De la maison vide dans les premières pages de chaque Balzac, voilà qu’elle devient le regard d’un personnage et non plus du narrateur inconnu (qui ressemble tant à l’auteur, mais c’est autre chose). Les acteurs de La rose pourpre du Caire passent à travers l’écran, descendent de la salle et partent dans la ville. Les six personnages préparés par Pirandello entrent dans la salle de répétition.
Mais pour le livre ? Souvent, c’est un emboîtement : on nous montre un livre, et c’est dans ce livre que nous sommes invités au mouvement qui sépare. À emboîter un livre dans un livre, c’est le niveau de réalité qui casse, et ça va du Quichotte ou du Gargantua jusqu’à Borges. Et dans combien de textes fantastiques on trouve dans le corps du récit un livre emboîté en miroir qui absorbe toute potentielle réalité à celle seule du récit ? Dans Lovecraft c’est une permanence.
Et si le fantastique lui-même, pour installer la frontière et la franchir, contraignait à cette reconnaissance affirmée de tous éléments banals de sa dramaturgie ? Et que les phases mêmes de la transgression, du mystère ou de l’horreur s’accomplissent par une grammaire qui vient avec ses effets discrets d’annonce et ses règles de passage ?
Mais que chaque grand livre poussant à lui seul le territoire de tout le fantastique, même d’une simple nuance ou d’un miroitement de plus, s’affirme aussi par un unique détail suffisant à en faire un hapax, quelque chose qui n’advient que par lui et change l’ensemble de règles qu’est l’accumulation de toutes règles connues.
Quelquefois, l’auteur donne lui-même l’indication : pour Stephen King, un même bâtiment type entrepôt sur un parking de non-ville, mais lié à telle période biographique brève de l’enfance. Pour Lovecraft, peut-être chaque fois l’idée d’un trajet, et qu’entre le but qu’on connaît de ce trajet, et le mouvement qu’on est en train d’accomplir vers ce but, il y a une zone où on ne sait plus rien (The whisperer in darkness incarnerait ça au mieux).
Pour le Golem, ce qui me resterait à jamais c’est cette pièce avec une fenêtre, mais pas possible de repérer cette fenêtre parmi les autres depuis la rue, et pas d’autre accès. Et voilà qu’on y entre par une trappe, qu’elle est vide sauf ces quelques fringues à l’abandon dans le coin, et soudain c’est toute l’énigme et la menace qui lèvent.
Mais c’est précisément pour faire exister ça à distance, qu’il faut ce travail initial sur la frontière : on installe la lumière et puis on la sépare, la lune rétrécit. Et puis on ne dort pas, et c’est le trouble et la douleur s’empare de vous (eine trübe, qualvolle Unruhe).
Et que le vrai passage de frontière, c’est ici qu’il s’établit : la veille au soir, on a lu un livre. Il n’en reste rien que cette sensation de lire. On est resté dans la lecture, hors de la lecture.
Et parce qu’on est ancré dans la lecture, mais que la nuit a évincé le livre, voici le réel auquel vous êtes confronté – cette chambre, la lune, quelqu’un qui vous raconte une histoire. Comment vous apercevriez-vous alors que vous êtes encore dans un livre, mais un livre au présent, le livre dans lequel vous êtes entré, et non pas la réalité de la lumière de la lune se glissant dans votre chambre, ni même cette réalité dite qu’est le souvenir hier soir d’avoir lu ?
Ainsi commence le Golem et ce n’est pas par hasard. Et si j’arrivais un jour à écrire un livre sur le fantastique en littérature c’est peut-être bien ce texte-ci qui l’ouvrirait, il n’y aurait plus qu’à continuer.

François Bon
qui prend ma place
comme je prends la sienne ce jour

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La liste des autres vases communicants de septembre est visible ICI grâce à la générosité de Brigitte Célérier (aux doigts agiles et diligents), et on ne la remerciera jamais assez !

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