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[de bord]

à propos de "serious heterosexual guys"

samedi 28 septembre 2013, par C Jeanney


Marcello Vitali-Rosati (@monterosato sur Twitter) écrit un billet très intéressant sur son site Culture numérique, que je vous invite à lire.

À la base, une déclaration de David Gilmour “I don’t love women writers enough to teach them, if you want women writers go down the hall. What I teach is guys. Serious heterosexual guys.”
Cette phrase, aussi pleine de nuances qu’un beignet est couvert de sucre, donne à Marcello Vitali-Rosati l’occasion de se pencher sur le genre des auteurs qu’il lit. Et il constate que tous ne se prénomment pas Marcel, ou Anton, ou Léon, bref, qu’ils sont aussi constitués de NSHG (not serious heterosexual guy), bref, de femmes.
Il explique cette modification ainsi :

Pourquoi ? Je propose une interprétation intuitive de ce constat – qui pourrait probablement être démontrée par une étude plus scientifique.
Le changement de paradigme déterminé par le numérique impose un changement de modèle de circulation des contenus littéraires et aussi un bouleversement des dispositifs de validation de ces contenus. En d’autres mots, la raison pour laquelle un écrivain ou une écrivaine est lu-e ne dépend pas du système de validation de l’autorité qui caractérise la littérature papier (éditeurs, critiques, médias, distribution).
Si ce système a été caractérisé, pendant des siècles, par une approche fondamentalement masculine et sexiste, le numérique n’est pas encore régi par des modèles institutionnels : il s’agit d’un paradigme encore ouvert. C’est cette ouverture qui permet que, dans le système de validation de l’intérêt d’une œuvre, les catégories masculines ne soient pas les seules catégories possibles d’interprétation.


Et j’abonde totalement dans son sens. Les caractéristiques de la diffusion de textes sur internet échappent aux voies « institutionnelles », puisqu’un texte n’attend plus pour être publié sur un site qu’un serious guy dans sa serious maison d’édition centenaire appose sa signature au bas d’un parchemin et imprime à la cire encore chaude l’emblème sculpté en creux ornant sa chevalière (non, j’exagère un peu là), bref, un être humain peut parfaitement écrire et être lu, sans autre pré-critère que celui d’être un être humain écrivant.
Mais, est-ce que, pour autant, la littérature numérique serait aux femmes ?

Je ne sais pas.
Je ne sais pas ce qu’en pensent les autres femmes qui écrivent. Je sais que j’ai déjà entendu parler d’écriture « féminine ».
(oh, tiens, j’ai la chair de poule, brrr, il doit faire très froid d’un seul coup)

Je peux juste donner un avis, totalement personnel, totalement en accord avec qui je suis et aussi totalement insignifiant, puisque je ne porte ni chevalière ni emblème. Je ne sais pas si la littérature numérique sera aux femmes.
Mais avant tout, je ne veux pas que la littérature numérique soit aux femmes. Oh, non, surtout pas.

Parce que, ironiquement, insidieusement, ça donnerait raison à des beignets au sucre comme plus haut, pardon, je veux dire à de magnifiques cerveaux tout en nuances comme en ont les David Gilmour.

Si la littérature numérique était demain aux femmes, alors rien n’empêcherait qu’un jour une professeure d’université section littérature puisse déclarer crânement « moi, ce que j’enseigne dans mes cours, tu vois, c’est les nanas. Mais attention, les vraies hein. Les Marguerite, les Simone, les Nathalie, les Virginia, etc. ».
(et mon cœur se fendrait, je partirais dormir sous l’escalier brisée par l’abattement) (avec la chair de poule à nouveau, il y a de sacrés courants d’air ici)

Oh oui, je prie pour qu’une Davidette Gilmoura se taise, et je vais tenter d’expliquer pourquoi.
En fait, c’est très compliqué cette histoire là, parce qu’il y a deux courants, et ce sont deux courants froids tous les deux pour moi, sexisme et écriture :

le sexisme et la façon dont on traite la question du genre dans un environnement comme le mien.
(un pays développé en 2013)
(je ne perds pas de vue que je ne peux que raisonner que sur la mince distance géographique et temporelle que je connais un peu
/ les « de nos jours » m’ont toujours fait marrer, tout comme les « à notre époque » quand ils sortent de la bouche de quelqu’un qui parle des 40 personnes qu’il fréquente, en général dans un rayon de 80 km avec une capitale dedans, ignorant superbement les quelques continents périphériques où il ne va qu’en trek, en sandalettes ou en spectateur)

et l’écriture et comment on la considère /envisage et tutti quanti

le sexisme (dans un environnement comme le mien - un pays développé en 2013 -, je vous le dis tout net c’est bien rude. Je ne me reconnais pas dans « Les femmes », jamais.

« Les femmes », c’est aussi pertinent pour moi que les chiens (observons un instant un doberman et un teckel et tirons-en des conclusions apparentes, shall we  ?) ou les arbres... Il y a autant d’atomes crochus entre moi et certaines femmes que de points communs entre des platanes et des magnolias, c’est-à-dire not so much. Ou « Les enfants » tiens. Qu’on vienne me dire que le terme « les enfants » recouvre une réalité concrète et universellement homogène, je me gausse. J’ajoute que j’ai autant d’instinct maternel que certains pères et inversement. Je connais des femmes aussi mères que des truelles de chantier, alors l’instinct, hum. Quoi d’autre ? la pression sociale, culturelle, esthétique est de plus en plus lourde. Les images à haute teneur en femmes le sont aussi en parfums, maquillages et poncifs, idées reçues et sclérosantes. Je suis un être humain, first.
(je ne vais pas développer ici, je risquerais une tendinite de clavier)

l’écriture, c’est tout aussi complexe. Je viens de lire (dans un moment d’exaltation incontrôlé), un extrait d’un roman de la gnrentrée gnlittéraire, un roman de femme justement, et il y avait une phrase « Son passé était inscrit dans la forme de ses yeux ». Comment dire. Je ne peux pas écrire une phrase comme ça. Je ne peux pas manger des huîtres, je suis allergique. Je ne peux pas danser à l’Opéra Garnier. Je ne peux pas rire et manger en même temps. Je ne peux pas écrire « Son passé était inscrit dans la forme de ses yeux », physiquement. Je ne critique pas. Je ne dénigre pas. Juste, je dis qu’il y a autant d’écritures qu’il y a de teckels, de dobermans, de magnolias et de platanes, et plus encore.

(et justement tout à l’heure – ça n’a rien à voir, mais pourtant si – je pensais, il y a ceux qui écrivent « depuis eux », et ceux qui écrivent « avec ce qu’ils sont », et ils ne vont pas au même endroit) (ceux qui partent d’eux et s’en extraient, ou du moins le tentent, et ceux qui partent d’eux et s’y enclavent, même en racontant une histoire censée se passer à des centaines de kilomètres ou d’années de leur fauteuil)

Et puis, le dernier courant froid qui me traverse, c’est le terme de « littérature numérique ». je sais bien qu’il faut classer et ordonner pour organiser sa pensée. Je comprends qu’on veuille mettre des étiquettes sur les tiroirs. Mais il faudrait classer et ordonner aussi une toute petite pensée qui fasse vrille et creuse le bois, les tiroirs devraient avoir des trous, des chausse-trappes, des clapets qui les fassent communiquer entre eux et mélangent parfois leurs contenants. Ma série quotidienne en ce moment, #LaVieAvecPlanck, m’entraîne à lire des tas de choses fabuleuses. Elles sont rangées dans des tiroirs portants des étiquettes comme astronomie, physique quantique, toutes sortes de thèmes a priori éloignés des passés inscrits dans la forme des yeux, et c’est bien dommage. Je propose qu’on renverse le tiroir contenant les noms des serious heterosexual guys, ils méritent d’être dispersés, partout, d’être mélangés au reste de l’humanité, pour éviter que des Gilmouriens les laissent prendre la poussière et rancir. Avec des phrases comme ça, on ferme des tiroirs à clé, on bouche les ouvertures et l’air se respire moins bien, quel gâchis.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • Oh joie, et soulagement, nous sommes si parfaitement d’accord

  • Je ne peux qu’être d’accord avec vous. Le titre que j’ai donné à mon billet n’est pas bon... si je me limite au constat, j’ai envie de dire simplement, comme vous, qu’on peut lire sans besoin d’étiquettes. En effet, ce qui m’a poussé à écrire le billet c’est justement que je ne m’étais jamais aperçu que mon corpus était féminin. C’est ça la bonne nouvelle ! Comme, en réalité, je ne le considère pas comme étant "numérique". D’accord donc avec votre critique de la "littérature numérique" - et on pourrait aller plus loin... et dire que le mot "numérique" lui-même ne veut pas dire grand chose. Par contre nous vivons dans un paradoxe : dans un monde sexiste, si l’on ne dit pas qu’il y a aussi des femmes qui écrivent, on risque de cautionner le sexisme. Si l’on dit qu’il y a des femmes qui écrivent, on stigmatise l’écriture féminine en la conceptualisant (en mettant tout dans un tiroir, comme vous le dites). Que faire ? La distinction homme femme relève sans doute du discours, mais j’ai l’impression qu’avant de la dépasser il faut dénoncer le fait que nous avons pendant des siècles fait disparaître les femmes. Et pour le numérique : j’ai été embauché sur un poste qui s’appelle "Littérature numérique". Tant que j’ai pas ma tenure, je ne peux pas dire que c’est une catégorie vide... ;) Je pourrais renommer mon poste : l’écriture est à tout le monde !

    • oui, que faire, vous avez totalement raison : passer outre, c’est nier les combats qui rétablissent l’équilibre, et n’être que dans la revendication fait survivre le combat à sa cause au lieu de régler le problème, c’est vraiment compliqué cette histoire :-(
      Heureusement qu’on tente de sortir de ce piège, c’est déjà pas mal comme réaction, plutôt qu’être bardé de certitudes. Il faut toujours repenser sa pensée et ré-examiner, rien n’est jamais acquis comme disait l’autre :-)

      en tout cas, j’ai repensé à la phrase de Sartre pour ce Gilmour-prof, qui disait que pour certains "tous les livres lus sont des livres refermés". S’il appréciait vraiment ces serious guys qu’il enseigne, il aurait tout de suite compris, que comme vous le dites si justement, "l’écriture est à tout le monde" !

  • Quelques écrivains (mot au masculin volontairement) que j’ai fréquentés : Doris Lessing, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Françoise Dolto. Et je n’aurais pas voulu fréquenter Gilmour.

  • Cela me fait penser aux déclarations récentes de notre ambitieux ministre de l’Intérieur : "Les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie... etc."

    En fait, ils ne sont pas plus que 20 000 environ, il suffirait d’affrêter en une fois tous les autocars (j’aime ce mot) des villes où ils polluent, volent, pillent, tuent... pour enfin trouver la solution finale.

    Idem pour la littérature "féminine" et les classements style "gender" : on pourrait aussi ranger les écrivains par tailles, poids, chevelures et autres attributs capillaires, tours de poitrine (Wonderbra vient de publier "50 Nuances de rose"), de hanches, pointures (non pas littéraires mais en cuir), yeux nus (oh !) ou lunettes ou lentilles (avec passé inscrit dans la forme convexe de la surface ophtalmologique), professions annexes ou non, familles (pères ou mères ou sans "descendance"), études (diplômes, du CAP à l’agreg’ ou à l’ENA), goûts (culinaires, littéraires, artistiques, touristiques, sexuels, intellectuels...), habitudes, perversions connues ou cachées, présence sur les réseaux sociaux...

    Titre de la collection purement "féminine" (dans le style de celle de chez Gallimard) : "Des femmes entières".

  • Votre David Gilmour est un piètre personnage et c’est sans doute pour cela que parfois je me sens "de toutes les femmes" la soeur, parce qu’il y a des structures qui font penser les gens avant même qu’ils ne parlent et que le dire fait partie de la prise de conscience de soi pris dans le collectif. Même si par ailleurs, je pense que s’il y a un quelque chose du féminin dans l’écriture, c’est un féminin qui serait protestant, juif, slave, black, ce quelque chose de la minorité et peut-être de la lutte, et du vouloir en sortir, pour le reste les sentiers empruntés sont aussi variés que ceux des Roms et c’est tant mieux.

    "(et justement tout à l’heure – ça n’a rien à voir, mais pourtant si – je pensais, il y a ceux qui écrivent « depuis eux », et ceux qui écrivent « avec ce qu’ils sont », et ils ne vont pas au même endroit) (ceux qui partent d’eux et s’en extraient, ou du moins le tentent, et ceux qui partent d’eux et s’y enclavent, même en racontant une histoire censée se passer à des centaines de kilomètres ou d’années de leur fauteuil) " : ça me parle beaucoup ce passage-là, n’est-ce pas là l’histoire d’une vie, tenter de passer de l’un à l’autre ? Encore faut-il faire le constat de là où on en est.

    Ce texte fait avancer la réflexion. Merci donc.

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