TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

ABC | PMG

A comme arrivée

lundi 1er janvier 2024, par C Jeanney

ABC | PMG
accompagne
Lotus Seven


Je ne sais pas si j’ai aimé, si j’aime la série Le Prisonnier.
J’ai été confrontée à elle.
Exposée à elle.
Remuée.
C’était fortuit, accidentel, un détail technique.
En septembre 1966, Portemeirion est rempli de touristes.
Ils filment ce qui est tourné devant eux.
Les scènes de L’Arrivée [1], où le prisonnier est censé découvrir qu’il est seul sur une île énigmatique, prennent place au milieu de la foule.
Sur ces films d’amateurs, nous voyons le prisonnier chercher un chemin par lequel s’échapper, et ses yeux, là où il ne devrait y avoir que du vide, rencontrent des voitures aux coffres couverts d’autocollants, des toits chargés de bagages, les familles adossées aux capots.
Le prisonnier regarde autour de lui, inquiet, et peut-être que cela l’inquiète réellement, ces chapeaux de paille, ces lunettes de soleil, ces bermudas et ces appareils photo sur les ventres.
Pour avoir l’air aussi préoccupé, tendu, que l’exige son rôle, il peut se reporter à sa détestation des groupes, des « gangs » comme il les appelle. [2]
« Je pensais que vous étiez polonais ou tchèque » s’étonne pour du beurre l’actrice/conductrice du taxi mini Moke qui ressemble à un jouet.
« Que feraient des Polonais ou des Tchèques ici ? » lui demande PMG – et ses yeux font semblant d’ignorer les plaques d’immatriculation étrangères.
« C’est très cosmopolite » [3] répond-elle, l’abandonnant devant une ligne de corps colorés, bronzés, souriants, hors champ, et nous croyons qu’il se retrouve seul.
Évidemment qu’il se sent surveillé.
PMG monte les escaliers de pierre devant les spectateurs.
La scène où la porte s’ouvre automatiquement, mystérieusement, devant lui, filmée par un touriste depuis un autre angle, montre le bras d’un machiniste qui active la poignée et s’efface pour le laisser passer.
Le film amateur soulève le rideau et permet d’observer depuis les coulisses.
Parmi les touristes de Portmeirion, ce jour-là, certains sont équipés d’une caméra identique à celle de mon père à l’époque.
Techniquement, ces gens pourraient être mes parents, c’est pourquoi ces images me remuent.
Elles sont la preuve que nous avons existé (nous, l’œuf familial, notre coquille rassurante, notre maison bien tenue et nos habitudes faciles à lister) ; ce nous est le moi pas encore détaché de la naissance, l’enfance pas encore consciente d’être en vie, individu unique et mortel ; les scènes filmées sont celles du premier épisode, L’Arrivée, et moi j’arrive ; je suis dans le panier du chaton, une couverture sur la tête, et je la soulève en regardant dehors, avec cette instabilité du cou qui tremble parce que mes terminaisons nerveuses ne sont pas encore affirmées, pas encore stabilisées ; tout ce que je vois est mon monde ; ces coiffures, ces vêtements, je porte les mêmes, je suis coiffée comme eux, ma mère possède le même sac à anses courtes, mon père les mêmes lunettes à monture brune, mon frère la même peau un peu cuivrée des vacances ; je regarde les images et je sais que les odeurs sont les mêmes ; le même plastique neuf, la modernité ; je les regarde maintenant, aujourd’hui, à l’autre bout de ma boucle ; la caméra de mon père est au repos dans sa sacoche de cuir couleur de miel, arrondie comme une arche ; cette sacoche est maintenant rangée au calme dans le placard de la chambre où ma mère va finir sa vie, près du lit à matelas pressurisé qui lui évitera d’autres escarres, entourée d’autres reliques qu’elle réactive en me les montrant, une à une, à chacune de mes visites ; elle les raconte.
C’est ma genèse.
Elle est comme moi, spectatrice.
Le personnage central de cette histoire est mort.
Il y a plusieurs histoires centrales au milieu de toutes et des personnages qui se doublent ou se dédoublent, ce qui rend chaque mort inquiète, ou inquiétante.
Par une sorte de mécanisme chimique que je ne m’explique pas, le personnage de PMG et celui de mon père se sont connus, en tout cas dans mon cerveau ils se sont fréquentés, je les assois tous les deux à la même table le dimanche pendant quelques minutes. Peu de temps, car mon père est fatigué de sa semaine de travail, sa mort n’y change rien. Et PMG ne tient pas en place, il a toujours une idée à suivre, à découvrir, à pister, c’est pourquoi il se lève et agite ses grandes jambes nerveusement.
PMG se lève et s’assoit régulièrement l’écran, je veux dire en dehors de ses rôles : en 1968, en 1977 à Toronto [4] en 1983 dans Six Into One [5] dans In My Mind [6]
Je ne sais pas cerner ce qu’il y a in his mind ni in my mind, mais je ne sais pour quelle raison (proximité inventée d’avec mon père, point de repère qui incite à la curiosité, ou autre chose de plus primitif, les premières frayeurs que lui va affronter pour moi sur un écran), ce sujet me travaille.
Je ne suis pas la seule. Chris Rodley lui aussi est plutôt obnubilé. Il est à l’origine de plusieurs documentaires sur PMG.
Le premier : Six Into One, Prisoner file a été détesté par PMG lui-même — ce qui a dû être très rude à encaisser ; Rodley avait fait de son mieux, mais "en tombant à côté", comme quand on tente une blague à la fin du repas et que personne ne rit ; PMG n’avait pas du tout ri ; aussi sec et cassant que mon père pouvait l’être.
Alors, Rodley avait mis du temps à digérer. Plus de trente ans. Puis s’était remis à travailler un autre documentaire, In My Mind ; le temps de digérer sa honte, de comprendre, de réparer son égo, de se remobiliser, de grandir, vieillir, mûrir, le temps de ne pas avoir peur des mises en abîme aussi, car dans son film In My Mind, il reprend des extraits de Six Into One, Prisoner file, revenant sur ses erreurs passées, son inexpérience et sa difficulté de communiquer avec son sujet.
Le sujet PMG.
Et pourtant PMG n’est pas compliqué à comprendre.
Il est intense.
Pas de small talks.
Pas de Il fait beau aujourd’hui.
Évidemment, cette intensité est charriée par une enveloppe humaine, le PMG qui se demande si ce n’est pas trop mignon ce qu’il raconte.
On recommence.
Cut.
On reprend.
Parce que l’intensité n’a pas le droit à l’erreur, pas le droit d’être tiède, ramollie.
Chaque parole qui se sait enregistrée est lourde du devoir de dire. De la conscience de la vacuité, de la finitude, de l’impuissance humaine face aux coups de maillet du monde.
Conscience aussi de qui il est, et de comment il est reçu, considéré.
Ce n’est pas que tout le monde se trompe sur son compte, c’est juste que ce n’est pas son problème.
Il travaille.
C’est un créateur.
Il a des idées.
C’est un penseur.
Il a une éthique.
Une structure morale, osseuse, qui n’est pas négociable.
Incompréhensible ?
Tant pis.
Ingérable ?
Tant mieux.
Bousculez-vous, faites en sorte que votre cerveau reçoive des torgnoles, des taloches, c’est bon pour la circulation du sang. Pour les idées.
Un cerveau sans idées est un cerveau mort, et comme dit Deleuze, c’est rare une idée.
Une idée ne vient pas comme ça, toute seule, pendant qu’on pense à autre chose.
Il faut qu’il y ait eu violence, pression.
Il faut s’être senti malaxé, malmené, et pris du désir de lutter.
Il faut ressentir ce besoin irrépressible de sortir la tête de l’eau, là où se fabriquent les idées.
Pour mieux respirer.
Réfléchir, respirer, c’est pareil.
Il est arrivé il y a longtemps.
Il m’a préparé le terrain.
Il prépare les terrains.
Il dit non, ou bien il affirme.
Il prend des routes écartées.
Il manifeste son besoin de s’exonérer, il est bien possible que s’exonérer soit un verbe important à ses yeux, in his mind.
Je ne sais pas grand-chose puisque j’arrive.

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ABC.PMG


[11er épisode de la série Le Prisonnier, série dont les scènes en extérieur sont tournées principalement dans le village de Portmeirion — "un petit village moderne astucieux et ludique, conçu comme un tout et une fantastique collection de reliques architecturales et de fantasmes modernes et espiègles" selon l’historien Lewis Mumford.

[2« Tant que les gens ressentent quelque chose... C’est quand ils errent sans réfléchir ni rien ressentir que c’est vraiment dur. C’est là qu’est le danger. Car une foule comme ça peut être transformée en une sorte de gang comme celui d’Hitler. » (Patrick McGohan dans Six Into One).

[3en v.o., la conductrice demande en français à PMG « Où voulez-vous aller ? », car, dit-elle en anglais, « le français est une langue internationale ».
La bande-son originale du Prisonnier fait entendre de multiples langues, italien, espagnol, allemand, etc. – le Village est tourdebabélisé, mondialisé — d’où l’idée que nous habitons tous et toutes le Village —, mais ceci disparaît dans la version doublée en français.
La voix de PMG (sa vraie voix) n’est pas grave, nette, séductrice comme l’est celle de Jacques Thébault qui le double. Sa vraie voix est nasillarde parfois, glapissante parfois, haute parfois, étranglée parfois, ce qui ajoute une texture bien plus complète à PMG (c’est logique, notre voix c’est nous), et ceci donne la lourdeur, la finesse et la perméabilité d’un corps au prisonnier, un corps non artificiel, non académique, non formaté — même chose avec la vraie voix de Peter Falk (avec qui PMG a beaucoup travaillé) dans la série Columbo ; en réalité, la vraie voix de Peter Falk est tâtonnante, possède des inflexions inattendues, des phrasés interrogatifs quand il ne pose pas de questions et un ton affirmatif lorsqu’il questionne, des marmonnements, des ambiguïtés, des tensions colériques qu’il n’explique pas, tout un attirail sonore qui le rend extrêmement inquiétant, retors, complexe, impénétrable, et qui n’en fait pas du tout ce brave bonhomme débonnaire et inoffensif de sa version doublée par Serge Sauvion.

[4entretien diffusé sur TV Ontario où Patrick McGoohan répond aux questions de Warner Troyer.

[5Six Into One, Prisoner file, documentaire de Chris Rodley diffusé sur Chanel 4.

[6In My Mind, documentaire de Chris Rodley, 2017.

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