TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -122 ["Les peintres passent leur vie à s’imprégner, avec méthode, procédant touche par touche."]

vendredi 13 octobre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(c’est toujours Bernard qui parle, et toujours de la mort de Percival)

 le passage original

’Lines and colours almost persuade me that I too can be heroic, I, who make phrases so easily, am so soon seduced, love what comes next, and cannot clench my fist, but vacillate weakly making phrases according to my circumstances. Now, through my own infirmity I recover what he was to me : my opposite. Being naturally truthful, he did not see the point of these exaggerations, and was borne on by a natural sense of the fitting, was indeed a great master of the art of living so that he seems to have lived long, and to have spread calm round him, indifference one might almost say, certainly to his own advancement, save that he had also great compassion. A child playing—a summer evening—doors will open and shut, will keep opening and shutting, through which I see sights that make me weep. For they cannot be imparted. Hence our loneliness ; hence our desolation. I turn to that spot in my mind and find it empty. My own infirmities oppress me. There is no longer him to oppose them.
’Behold, then, the blue madonna streaked with tears. This is my funeral service. We have no ceremonies, only private dirges and no conclusions, only violent sensations, each separate. Nothing that has been said meets our case. We sit in the Italian room at the National Gallery picking up fragments. I doubt that Titian ever felt this rat gnaw. Painters live lives of methodical absorption, adding stroke to stroke. They are not like poets—scapegoats ; they are not chained to the rock. Hence the silence, the sublimity. Yet that crimson must have burnt in Titian’s gizzard. No doubt he rose with the great arms holding the cornucopia, and fell, in that descent. But the silence weighs on me—the perpetual solicitation of the eye. The pressure is intermittent and muffled. I distinguish too little and too vaguely. The bell is pressed and I do not ring or give out irrelevant clamours all jangled. I am titillated inordinately by some splendour ; the ruffled crimson against the green lining ; the march of pillars ; the orange light behind the black, pricked ears of the olive trees. Arrows of sensation strike from my spine, but without order.
’Yet something is added to my interpretation. Something lies deeply buried. For one moment I thought to grasp it. But bury it, bury it ; let it breed, hidden in the depths of my mind some day to fructify. After a long lifetime, loosely, in a moment of revelation. I may lay hands on it, but now the idea breaks in my hand. Ideas break a thousand times for once that they globe themselves entire. They break ; they fall over me. "Line and colours they survive, therefore..."
’I am yawning. I am, glutted with sensations. I am exhausted with the strain and the long, long time-twenty-five minutes, half an hour—that I have held myself alone outside the machine. I grow numb ; I grow stiff. How shall I break up this numbness which discredits my sympathetic heart ? There are others suffering—multitudes of people suffering. Neville suffers. He loved Percival. But I can no longer endure extremities ; I want someone with whom to laugh, with whom to yawn, with whom to remember how he scratched his head ; someone he was at ease with and liked (not Susan, whom he loved, but Jinny rather). In her room also I could do penance. I could ask, Did he tell you how I refused him when he asked me to go to Hampton Court that day ? Those are the thoughts that will wake me leaping in anguish in the middle of the night—the crimes for which one would do penance in all the markets of the world bareheaded ; that one did not go to Hampton Court that day.
’But now I want life round me, and books and little ornaments, and the usual sounds of tradesmen calling on which to pillow my head after this exhaustion, and shut my eyes after this revelation. I will go straight, then, down the stairs, and hail the first taxi and drive to Jinny.’



c’est un passage étrange
la fin du monologue de Bernard
commencé
et continué ici
et il s’agit pour lui de reprendre équilibre

après le moment de chaos
où on ne savait pas vers qui/quoi s’adresser
où se mêlaient monde des morts et monde des vivants
Bernard reprend la place, sa place
il redonne à chacun (Percival, lui) son intégrité

et sa manière de faire le deuil est d’enterrer quelque chose
(Something lies deeply buried [...] bury it, bury it ; let it breed, hidden in the depths of my mind)
l’ordre revient
la vie reprend, grâce aux scènes peintes sur des toiles
comme si elles savaient attraper le centre du chagrin
le rendre inoffensif
touche après touche
(stroke to stroke)

plusieurs phrases me font revenir et revenir sans cesse sur elles
comme ces jeux de casse-têtes en bois, qu’il faut ouvrir
pour comprendre comment ça marche

par exemple
doors will open and shut, will keep opening and shutting, through which I see sights that make me weep
parce qu’il y a deux mouvements simultanés à rendre
les portes qui s’activent d’un côté, les vues offertes de l’autre
et le point d’orgue, la présence en fin de phrase de weep qui tord le cœur

ou encore
Arrows of sensation strike from my spine, but without order
parce que ces flèches sont lancées depuis sa propre échine, elles ne sont pas reçues
mais se fabriquent dans le corps
et pourtant elles tailladent, le corps et l’espace autour de lui, dans tous les sens

et aussi
How shall I break up this numbness which discredits my sympathetic heart ?
à cause du verbe discréditer qui vient cogner une émotion

et puis
Ideas break a thousand times for once that they globe themselves entire
qui doit être claire, fluide, sonner un peu comme un aphorisme, autonome

le signe que Bernard est remis sur pied se voit à sa façon de réussir à nouveau à se contrôler
à prendre à nouveau son pouls
de façon très pragmatique, mathématique
I am exhausted with the strain and the long, long time-twenty-five minutes, half an hour—
(plusieurs fois déjà, il montre son attachement à ce genre de détails, prosaïques)
(mais la vie est prosaïque)


 ma proposition

Les lignes et les couleurs me persuaderaient presque que moi aussi je peux être héroïque, moi qui lance des phrases si facilement, si vite séduit, attiré par ce qui suivra, mais incapable de serrer les poings, et vacillant, formant mes phrases mollement selon les circonstances. À présent, à travers mes infirmités, je vois enfin ce qu’il était pour moi : mon opposé. Naturellement sincère, sans goût pour l’exagération, il possédait un sens inné de l’à-propos, un art de vivre, à tel point qu’il semblait avoir vécu longtemps en répandant autour de lui un calme, ou mieux, une sorte d’indifférence pourrait-on dire, en tout cas à sa carrière très certainement, mais aussi une immense compassion. Un enfant joue – un soir d’été –, les portes vont s’ouvrir, se refermer, continuer de s’ouvrir et de se refermer, et ce qu’elles montreront me fera pleurer. Car c’est impartageable. D’où notre solitude ; notre désolation. Je me tourne vers la place qu’il occupait en moi, c’est vide. Ce qui me rend infirme m’accable. Lui n’est plus là pour s’opposer.
Et je vois devant moi la madone bleue, veinée de larmes. Ce sera mon service funèbre. Pour nous, aucune cérémonie, seulement les chants intimes des funérailles, sans conclusions, seulement des sensations violentes, chacune vécue séparément. Rien de ce qui a été dit ne s’applique à ce qui nous arrive. Assis dans la salle italienne de la National Gallery, nous captons des fragments. Je ne pense pas que Titien ait jamais senti la morsure de ce rat. Les peintres passent leur vie à s’imprégner, avec méthode, procédant touche par touche. Ils ne sont pas comme les poètes – des boucs émissaires ; ils ne sont pas enchaînés au rocher. D’où le silence, le sublime. Pourtant, ce rouge profond a dû brûler la gorge du Titien. Sans doute s’est-il levé, ses grands bras entourant la corne d’abondance, et puis il est tombé, suivant la pente. Mais je sens le silence et son poids – l’œil est sollicité continuellement. La pression est irrégulière, latente. Je distingue trop peu et trop vaguement. On presse la sonnette et je ne sonne pas, ou je n’émets que des sons inutiles, des grésillements. Et je suis attisé plus que jamais par la splendeur ; le cramoisi ébouriffé contre la doublure verte ; le cortège des colonnes : l’orange lumineux derrière les oreilles dressées du noir des oliviers. Des flèches de sensations me montent le long du dos et frappent, désordonnées.
Et quelque chose vient s’ajouter à ma compréhension. Quelque chose qui attend, quelque chose d’enterré profondément. Un instant, j’ai pensé l’empoigner. Mais, que cela reste en terre, que cela reste sous la terre ; que cela germe, caché au fond de mon esprit pour fructifier un jour. Lorsque j’aurai vécu longtemps, dans l’abandon, le temps d’une révélation, je pourrai peut-être la toucher, mais à présent l’idée se brise entre mes mains. Il faut que mille idées se brisent pour réussir une fois à se former, entièrement rondes. Elles se brisent ; elles s’effondrent sur moi. "Les lignes et les couleurs survivent, donc…"
Je bâille. Saturé de sensations. Épuisé par la tension et ce long, long moment – vingt-cinq minutes, une demi-heure – passé seul en dehors de la machine. Je m’ankylose ; je me raidis. Comment rompre l’engourdissement qui défait l’empathie dans mon cœur ? Il y en a d’autres qui souffrent – ils sont une multitude, à souffrir. Neville souffre. Il aimait Percival. Mais je ne supporte plus l’excès ; je veux quelqu’un avec qui rire, bâiller, quelqu’un avec qui me souvenir du geste qu’il avait lorsqu’il frottait sa nuque ; quelqu’un avec qui il était à l’aise, quelqu’un qu’il appréciait (pas Susan qu’il aimait, plutôt Jinny). Chez elle, je pourrais également faire pénitence. Je pourrais demander : est-ce qu’il t’a raconté cette fois où j’ai répondu non à sa demande d’aller passer une journée à Hampton Court ? Ce genre de pensées affolantes me réveillera la nuit – les crimes qui font qu’on se flagelle, tête nue, sur tous les marchés du monde ; celui de n’être pas allé, un jour, à Hampton Court.
Et maintenant, je veux la vie autour de moi, et des livres, et de petits bibelots, et le bruit habituel des cris des commerçants comme oreillers pour reposer ma tête de toute cette fatigue, et puis, après cette révélation, fermer les yeux. Je vais partir directement, descendre les escaliers et héler le premier taxi qui passe pour qu’il me conduise chez Jinny. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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