TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -123 ["ce sera mon cadeau"]

jeudi 19 octobre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(à la suite de Bernard, c’est Rhoda qui s’exprime, la mort de Percival est toujours au centre)

 le passage original

’There is the puddle,’ said Rhoda, ’and I cannot cross it. I hear the rush of the great grindstone within an inch of my head. Its wind roars in my face. All palpable forms of life have failed me. Unless I can stretch and touch something hard, I shall be blown down the eternal corridors for ever. What, then, can I touch ? What brick, what stone ? and so draw myself across the enormous gulf into my body safely ?
’Now the shadow has fallen and the purple light slants downwards. The figure that was robed in beauty is now clothed in ruin. The figure that stood in the groove where the steep-backed hills come down falls in ruin, as I told them when they said they loved his voice on the stair, and his old shoes and moments of being together.
’Now I will walk down Oxford Street envisaging a world rent by lightning ; I will look at oaks cracked asunder and red where the flowering branch has fallen. I will go to Oxford Street and buy stockings for a party. I will do the usual things under the lightning flash. On the bare ground I will pick violets and bind them together and offer them to Percival, something given him by me. Look now at what Percival has given me. Look at the street now that Percival is dead. The houses are lightly founded to be puffed over by a breath of air. Reckless and random the cars race and roar and hunt us to death like bloodhounds. I am alone in a hostile world. The human face is hideous. This is to my liking. I want publicity and violence and to be dashed like a stone on the rocks. I like factory chimneys and cranes and lorries. I like the passing of face and face and face, deformed, indifferent. I am sick of prettiness ; I am sick of privacy. I ride rough waters and shall sink with no one to save me.
’Percival, by his death, has made me this present, has revealed this terror, has left me to undergo this humiliation – faces and faces, served out like soup-plates by scullions ; coarse, greedy, casual ; looking in at shop-windows with pendent parcels ; ogling, brushing, destroying everything, leaving even our love impure, touched now by their dirty fingers.
’Here is the shop where they sell stockings. And I could believe that beauty is once more set flowing. Its whisper comes down these aisles, through these laces, breathing among baskets of coloured ribbons. There are then warm hollows grooved in the heart of the uproar ; alcoves of silence where we can shelter under the wing of beauty from truth which I desire. Pain is suspended as a girl silently slides open a drawer. And then, she speaks ; her voice wakes me. I shoot to the bottom among the weeds and see envy, jealousy, hatred and spite scuttle like crabs over the sand as she speaks. These are our companions. I will pay my bill and take my parcel.
’This is Oxford Street. Here are hate, jealousy, hurry, and indifference frothed into the wild semblance of life. These are our companions. Consider the friends with whom we sit and eat. I think of Louis, reading the sporting column of an evening newspaper, afraid of ridicule ; a snob. He says, looking at the people passing, he will shepherd us if we will follow. If we submit he will reduce us to order. Thus he will smooth out the death of Percival to his satisfaction, looking fixedly over the cruet, past the houses at the sky. Bernard, meanwhile, flops red-eyed into some arm-chair. He will have out his notebook ; under D, he will enter "Phrases to be used on the deaths of friends." Jinny, pirouetting across the room, will perch on the arm of his chair and ask, "Did he love me ?" "More than he loved Susan ?" Susan, engaged to her farmer in the country, will stand for a second with the telegram before her, holding a plate ; and then, with a kick of her heel, slam to the oven door. Neville, after staring at the window through his tears, will see through his tears, and ask, "Who passes the window ?" – "What lovely boy ?" This is my tribute to Percival ; withered violets, blackened violets.



ce que j’aime énormément quand je traduis VW, ce sont les indications graphiques
les signes dessinés
qui, ici, tombent, verticaux
les branches des arbres, les paquets pendus aux vitrines, les regards sur la rue en contrebas
dans les interstices, elle place des courbes
la roue de la grande meule, les corbeilles de rubans, les pirouettes de Jinny
l’horizontale des voitures en chasse donne le rythme, le temps qui passe impossible à saisir
au milieu de cet assemblage de lignes droites, de lignes courbes, il y a les fleurs
des taches violettes
et elles ressortent sur le gris de la ville
sur le gris des actes anticipés, la norme
(Bernard notera dans son carnet, Susan sera transpercée, Louis gardera sa rigidité comme bouclier)

c’est aussi très sonore
je ne saurais pas comment l’expliquer mais il y a une sorte de halètement
on sent Rhoda se déplacer
on pourrait presque la voir courir et se débattre
son but est de franchir la flaque
(pour le dire vite, la mort, l’inéluctable)

il y a certaines choses que je ne veux pas rater
par exemple
Now I will walk down Oxford Street envisaging a world rent by lightning
et dans cette phrase, envisaging, pour moi, n’est pas imaginer
il n’y a pas deux mondes
avec d’un côté un monde identique à lui même
et de l’autre celui qui a reçu la foudre
il n’y a qu’un seul monde, dévasté, et il n’est pas imaginaire

je me triture beaucoup l’esprit pour trouver une solution à
The human face is hideous. This is to my liking.
car le This is to my liking n’a l’air de rien, mais c’est pourtant ce qu’il faut décapsuler
c’est ce moment, cet accroc
l’acceptation de la violence
"c’est à mon goût", "cela me va"
(c’est difficile de faire passer cette idée d’une Rhoda qui accepte, qui digère, qui dit ok, allons-y pour de bon oui allons-y franchement, je vote pour)
c’est un point de bascule, ténu
entre dégoût et appétit pour la saleté
et le I want qui suit tombe aussi, comme un trait vertical de la pensée

et puis la dernière phrase
(avec VW, il faut toujours être très attentif aux dernières phrases)
dans le dernier paragraphe de ce passage, il y a glissement de temps
entre présent et futur
le futur de Louis, Bernard, Susan, Neville est écrit par Rhoda
elle reste dans le présent
des taches violettes aux reliefs sombres
qu’elle dispose sur fond gris

autre chose me frappe :
tous les sentiments nommés ici, identifiés par Rhoda
la haine, l’envie, la jalousie, la laideur, la terreur
disent le contraire de l’amour
pourtant, c’est lui qu’on voit


 ma proposition

« Voilà la flaque, dit Rhoda, je ne peux pas la franchir. J’entends tournoyer la grande meule à quelques centimètres de ma tête. L’air qu’elle déplace me mugit au visage. Ce qui était vivant, palpable, m’a abandonnée. Si je ne tends pas le bras pour toucher quelque chose de dur, je finirais soufflée le long de couloirs infinis pour toujours. Quoi toucher ? Quelle brique, quelle pierre ? et quoi pour m’entraîner au-dessus de ce gouffre immense et me rendre à mon corps, saine et sauve ?
Maintenant, l’ombre est tombée, la lumière pourpre décline toujours plus bas. La silhouette, autrefois enveloppée de beauté, est à présent vêtue de ruine. Cette silhouette dans le bois, là où descendent les collines escarpées, tombe en ruines, comme je l’avais prédit quand ils se racontaient avec amour sa voix dans l’escalier, et ses vieilles chaussures, et les instants passés ensemble.
Je vais maintenant marcher vers Oxford Street, envisageant un monde déchiré par la foudre ; je vais voir les chênes craquelés, les branches en fleurs tombées, les entailles rouges qu’elles laissent. Marcher dans Oxford Street, m’acheter des bas pour une soirée. Continuer les choses habituelles sous les feux des éclairs. Sur le sol nu, je cueillerai des violettes, je les attacherai pour les offrir à Percival, ce sera mon cadeau pour lui. Voyez ce que lui m’offre. Regardez cette rue, maintenant que Percival est mort. Les maisons s’ancrent dans le sol si faiblement qu’elles seront balayées au prochain souffle. Imprudentes, sans qu’on puisse les anticiper, les voitures fusent, rugissent et viennent nous pourchasser comme une meute de chiens, jusqu’à la mort. Je suis seule dans un monde hostile. Les visages sont hideux. Cela me plaît. Je veux les affiches, la violence, je veux être jetée comme une pierre sur les rochers. J’aime les cheminées d’usine, les grues et les camions. J’aime les visages qui passent et passent, déformés, détachés. J’en ai assez de ce qui est joli ; j’en ai assez de ce qui est intime. J’avance sur les eaux houleuses, je vais couler au fond et il n’y aura personne pour me sauver.
Percival, par sa mort, m’offre en cadeau la terreur révélée, l’avilissement à endurer – des visages et des visages servis comme des plâtrées d’assiettes par des garçons de cuisine, visages vulgaires, avides, désinvoltes, lançant des coups d’œil aux vitrines d’où pendent des paquets, lorgnant, frôlant, détruisant tout et souillant jusqu’à notre amour qu’ils touchent maintenant de leurs doigts sales.
Voilà la boutique où acheter des bas. Et je pourrais penser que la beauté recommence à ruisseler, fluidement. Qu’elle murmure le long des allées, traverse la dentelle, respire au cœur des rubans colorés dans leurs corbeilles. Il y aurait donc des grottes tièdes, creusées dans ce tumulte ; des alcôves de silence où nous pouvons trouver refuge, sous l’aile de la beauté, près de la vérité que je désire. La douleur reste suspendue tandis que la fille ouvre un tiroir, silencieusement. Mais elle parle, et sa voix me réveille. Je suis attirée par le fond, dans les algues, et je vois l’envie, la jalousie, la haine et la rancune se répandre, je les vois grouiller comme des crabes sur le sable. Ce sont nos compagnons. Je vais régler la note et prendre mon paquet.
C’est Oxford Street. C’est ici que la haine, l’envie, la frénésie et la froideur se mettent à écumer en un semblant de vie féroce. Ce sont nos compagnons. Regardons ces amis avec qui s’asseoir et manger. Je pense à Louis, lisant la rubrique sportive d’un journal du soir, avec sa peur du ridicule ; un snob. Il dit, en regardant passer les gens, qu’il saura nous guider si nous le suivons. Si nous nous soumettons, il pourra tous nous remettre en ordre. Il effacera la mort de Percival avec satisfaction, observant fixement par-dessus la saucière les maisons et le ciel. Pendant ce temps, Bernard se laisse tomber dans un fauteuil, les yeux rouges. En sortant son carnet, il notera à la page du M "phrases à utiliser à la mort d’amis proches". Dans une pirouette, Jinny traversera la pièce et, perchée sur le bras du fauteuil, lui demandera : "Est-ce qu’il m’aimait ? Plus que Susan ?" Fiancée à son fermier de la campagne, Susan s’arrêtera un temps, devant le télégramme, une assiette à la main, puis fermera la porte du four d’un coup de talon sec. Neville, après être resté debout à la fenêtre, la vue brouillée, regardera à travers ses larmes la rue en bas, et demandera "Qui passe dans la rue ? Quel est ce beau garçon ?" Ceci est mon offrande à Percival ; violettes fanées, violettes noircies.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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