TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -148 ["une urne en hiver, des jonquilles en mars"]

mardi 5 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(après l’intermède, reprise des voix, et tout d’abord celle de Bernard)

 le passage original

’Hampton Court,’ said Bernard. ’Hampton Court. This is our meeting-place. Behold the red chimneys, the square battlements of Hampton Court. The tone of my voice as I say "Hampton Court" proves that I am middle-aged. Ten years, fifteen years ago, I should have said "Hampton Court ?" with interrogation—what will it be like ? Will there be lakes, mazes ? Or with anticipation, What is going to happen to me here ? Whom shall I meet ? Now, Hampton Court—Hampton Court—the words beat a gong in the space which I have so laboriously cleared with half a dozen telephone messages and postcards, give off ring after ring of sound, booming, sonorous : and pictures rise—summer afternoons, boats, old ladies holding their skirts up, one urn in winter, some daffodils in March—these all float to the top of the waters that now lie deep on every scene.
’There at the door by the Inn, our meeting-place, they are already standing—Susan, Louis, Rhoda, Jinny and Neville. They have come together already. In a moment when I have joined them, another arrangement will form, another pattern. What now runs to waste, forming scenes profusely, will be checked, stated. I am reluctant to suffer that compulsion. Already at fifty yards distance I feel the order of my being changed. The tug of the magnet of their society tells upon me. I come nearer. They do not see me. Now Rhoda sees me, but she pretends, with her horror of the shock of meeting, that I am a stranger. Now Neville turns. Suddenly, raising my hand, saluting Neville I cry, "I too have pressed flowers between the pages of Shakespeare’s sonnets," and am churned up. My little boat bobs unsteadily upon the chopped and tossing waves. There is no panacea (let me note) against the shock of meeting.
’It is uncomfortable too, joining ragged edges, raw edges ; only gradually, as we shuffle and trample into the Inn, taking coats and hats off, does meeting become agreeable. Now we assemble in the long, bare dining-room that overlooks some park, some green space still fantastically lit by the setting sun so that there is a gold bar between the trees, and sit ourselves down.’



seulement trois paragraphes
et après les monologues denses, longs et complexes du chapitre précédent
et la difficulté de l’intermède qui vient de finir
j’ai l’impression de respirer un peu

je retrouve une sorte de "vitesse de croisière"

quelques questionnements

sur
the words beat a gong in the space which I have so laboriously cleared with half a dozen telephone messages and postcards, give off ring after ring of sound, booming, sonorous
c’est le cleared with qui n’est pas très clair pour moi
on peut voir le with de deux façons
grâce à, ou avec (c’est-à-dire "en plus de")
je ne sais pas quelle solution choisir
est-ce que Bernard a déblayé l’espace des liens avec autrui, des coups de téléphone auxquels il ne répondra pas et du courrier qu’il laissera en attente, pour être là
ou est-ce qu’en prévenant ses fréquentations à coup de téléphone et de courrier (donc grâce à) il s’est libéré du temps pour Hampton Court
ça n’a peut-être pas beaucoup d’importance
mais ça m’empêche de choisir réellement en utilisant grâce à, ou à l’aide de
je préfère garder le "avec", qui est ambigu et donc un geste moins nocif de ma part pour le sens du texte
(mais c’est toujours déstabilisant de ne pas savoir/comprendre)

problème de construction avec
these all float to the top of the waters that now lie deep on every scene
je visualise les images qui remontent à la surface
et les scènes recouverte d’une grande quantité d’eau
ce ne sont pas les scènes qui remontent, mais les images, échappées de ces scènes, comme des filaments
ce que l’on voit n’est que l’indice de ce qui nage tout au fond, flouté par l’eau
je tente d’abord "tout flotte maintenant à la surface de l’eau où chaque scène est plongée profondément"
mais ça ne va pas
d’abord la place du "maintenant"
et puis le mot "plongée" qui ne donne pas une idée de l’attente, être plongé, plonger, c’est plutôt un acte, un temps bref
le maintenant n’est pas un "là tout de suite" qui parle des images, c’est le maintenant des scènes qui attendent depuis longtemps, depuis la dernière rencontre entre les personnages
j’arrive à une autre solution
"tout flotte à la surface de l’eau qui recouvre chaque scène en ce moment"
et ça pourrait aller, même si j’ai pris un chemin bien compliqué pour une phrase qui en français semble banale
sauf qu’il manque le deep
ma solution ne montre pas les niveaux différents, images et scènes
j’en trouve un autre, plus "bavarde", et dont le sens s’accorde à ce que je veux
sauf que je n’y respecte pas la ponctuation initiale
il n’y a pas de solution qui ne soit pas approximative pour moi dans ce cas précis
alors je comprends mieux mes moments de joie (que je n’avais pas pris le temps de définir), ce sont ceux où le sens, le rythme, la structure, tout concorde et arrive à un point "juste", où j’ai l’impression de réussir à approcher la note

dur de trouver cette concorde avec I feel the order of my being changed
et là aussi c’est très visuel pour moi
j’imagine bien Bernard en tableau de Duchamp, Nu descendant l’escalier
il est arrivé au lieu de rendez-vous avec sa construction propre, son arrangement
la présence des autres fait bouger ses lignes, ses contours
je trouve une solution un peu à l’emporte-pièce, mais qui me paraît juste
puis je vais voir ce que les autres ont trouvé
Michel Cusin : "je sens l’ordre de mon être changer"
Cécile Wajsbrot : "je sens l’ordre de mon être se modifier"
Marguerite Yourcenar : "je sens que la structure de mon être se modifie"
pour une fois, je suis d’accord avec MY, car je ne retrouve pas mon "visuel" dans "l’ordre de mon être", qui me semble presque "technique", et froid
(ma solution n’est donc pas (trop) à côté de la plaque)

ce petit passage, trois paragraphes, est comme une mise en jambes
Bernard, en Monsieur Loyal, nous indique que le temps a passé
que tout est resté là, mais pas sans évoluer
il indique qu’un nouvel acte va s’ouvrir devant nous
qu’on y verra des distensions, ragged edges, raw edges, des nœuds, des jeux de forces
il prévient de la suite, puis ouvre le rideau sur un espace verdoyant
et sur chacune des voix, en ce moment floue
(peut-être cet or diffus du soleil couchant entre les troncs)
VW va "faire le point" comme on dit en photo quand on tente de zoomer et que l’image se stabilise
(mais bien sûr, et parce que c’est VW, en incluant dans l’image tout ce qui est souterrain et hors champ)


 ma proposition

« Hampton Court, dit Bernard. Hampton Court. C’est notre lieu de rendez-vous. Voilà les cheminées rouges, le crénelage carré de Hampton Court. Le ton de ma voix quand je dis "Hampton Court" prouve que je suis d’âge mûr. Il y a dix ans, quinze ans, j’aurais dit "Hampton Court ?" en questionnant – à quoi cela ressemble-t-il ? Est-ce qu’on y trouve des lacs, des labyrinthes ? – ou formant des suppositions – Que va-t-il m’arriver ici ? Qui vais-je rencontrer ? À présent, Hampton Court – Hampton Court – ces mots battent le gong dans cet espace que j’ai vidé laborieusement avec une demi-douzaine d’appels téléphoniques et de cartes postales, ils émettent l’onde d’un son et le doublent, résonnent, retentissent : et des images surviennent – après-midis d’été, barques, vieilles dames relevant leurs jupes, une urne en hiver, des jonquilles en mars – ces images flottent à la surface de l’eau où toutes les scènes attendent à présent recouvertes, tout au fond.
À la porte de l’auberge, notre lieu de rendez-vous, ils sont déjà là — Susan, Louis, Rhoda, Jinny et Neville. Ils sont arrivés ensemble. Dans un instant, dès je les aurai rejoints, un nouvel arrangement se formera, un nouveau motif. Ce qui maintenant fonctionne à vide, avec des scènes à profusion, se trouvera vérifié, établi. Je supporte mal cette contrainte. À cinquante mètres de distance je sens déjà ma structure interne changer. C’est l’attraction de l’aimant qui m’attire vers eux qui agit. Je m’approche. Ils ne me voient pas. Puis Rhoda m’aperçoit, mais elle fait semblant, parce qu’elle a en horreur le choc de la rencontre, de me prendre pour un étranger. Maintenant, Neville se retourne. Vivement, je lève la main pour le saluer, je m’écrie : "Moi aussi j’ai pressé des fleurs entre les pages des sonnets de Shakespeare", et je suis pris dans les remous. Mon petit canot se retrouve ballotté par des vagues brèves, agitées. Il n’existe pas de remède (je le note) contre le choc de la rencontre.
Et ce n’est pas facile non plus, de raccorder les bords irréguliers, les bords à vif ; ce n’est que progressivement, au fur et à mesure que nous piétinons et trainons pour entrer dans l’auberge, et une fois nos manteaux et nos chapeaux enlevés, que la rencontre devient agréable. Nous voilà réunis dans la longue et austère salle à manger qui donne sur un parc, un espace vert, encore si fabuleusement éclairé par le soleil couchant qu’une barre d’or se forme entre chaque arbre, et nous nous asseyons. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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