TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -157 ["Le silence tombe ; le silence tombe, dit Bernard."]

dimanche 17 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(après Rhoda qui parlait seule, c’est presque une conversation entre tous qui a lieu, mais Bernard donne le la)

 le passage original

’Drop upon drop,’ said Bernard, ’silence falls. It forms on the roof of the mind and falls into pools beneath. For ever alone, alone, alone,—hear silence fall and sweep its rings to the farthest edges. Gorged and replete, solid with middle-aged content, I, whom loneliness destroys, let silence fall, drop by drop.
’But now silence falling pits my face, wastes my nose like a snowman stood out in a yard in the rain. As silence falls I am dissolved utterly and become featureless and scarcely to be distinguished from another. It does not matter. What matters ? We have dined well. The fish, the veal cutlets, the wine have blunted the sharp tooth of egotism. Anxiety is at rest. The vainest of us, Louis perhaps, does not care what people think. Neville’s tortures are at rest. Let others prosper—that is what he thinks. Susan hears the breathing of all her children safe asleep. Sleep, sleep, she murmurs. Rhoda has rocked her ships to shore. Whether they have foundered, whether they have anchored, she cares no longer. We are ready to consider any suggestion that the world may offer quite impartially. I reflect now that the earth is only a pebble flicked off accidentally from the face of the sun and that there is no life anywhere in the abysses of space.’
’In this silence,’ said Susan, ’it seems as if no leaf would ever fall, or bird fly.’
’As if the miracle had happened,’ said Jinny, ’and life were stayed here and now.’
’And,’ said Rhoda, ’we had no more to live.’
’But listen,’ said Louis, ’to the world moving through abysses of infinite space. It roars ; the lighted strip of history is past and our Kings and Queens ; we are gone ; our civilization ; the Nile ; and all life. Our separate drops are dissolved ; we are extinct, lost in the abysses of time, in the darkness.’
’Silence falls ; silence falls,’ said Bernard. ’But now listen ; tick, tick ; hoot, hoot ; the world has hailed us back to it. I heard for one moment the howling winds of darkness as we passed beyond life. Then tick, tick (the clock) ; then hoot, hoot (the cars). We are landed ; we are on shore ; we are sitting, six of us, at a table. It is the memory of my nose that recalls me. I rise ; "Fight," I cry, "fight !" remembering the shape of my own nose, and strike with this spoon upon this table pugnaciously.’
’Oppose ourselves to this illimitable chaos,’ said Neville, ’this formless imbecility. Making love to a nursemaid behind a tree, that soldier is more admirable than all the stars. Yet sometimes one trembling star comes in the clear sky and makes me think the world beautiful and we maggots deforming even the trees with our lust.’



alors, j’ai envie de dire : c’est chaud, ce passage
(c’est comme si je devais produire un geste délicat auquel je ne suis pas habituée, et que je risquais de casser quelque chose d’unique au passage)

d’abord ça se tient sur la crête
un faux pas et on tombe du côté du comique, du risible
à cause de la question du nez de Bernard
(son nez, comme celui de Néfertiti* qui change la face du monde) (*merci à Brigitte qui en commentaire remet d’équerre les nez, celui de Cléopâtre étant passé à la trappe par ma faute, oups)

c’est surtout visible ici
It is the memory of my nose that recalls me
et là
remembering the shape of my own nose
pour résumer : si je traduis maladroitement, on va se moquer
(pas de moi, enfin si mais ce n’est pas le problème) (de Bernard) (ou de VW, ce qui n’est pas une option)

surtout qu’il y a ensuite
[I] strike with this spoon upon this table pugnaciously
(un geste qui pourrait sembler ridicule, enfantin, celui du bébé dans sa chaise haute
un geste un peu à la Mel Brooks dans Frankenstein Junior, quand Gene Wilder s’enfonce un scalpel dans la cuisse sous le coup de la rage (dans cette vidéo à 1mn28)

je pense un instant à remplacer "cuillère" par "couverts", pour conserver le geste en réduisant l’effet caprice d’enfant
mais je n’aime pas changer aussi drastiquement le texte (je n’ai pas la liberté sans entraves de Yourcenar)
d’autant que j’ai en tête l’expression grab a spoon, sers toi, goûte, prends la vie, viens avec nous participer au jeu
ça peut sembler idiot, mais si ça n’est pas un couteau ou une fourchette qui sont saisis et frappés, il y a peut-être une raison, ce n’est pas un objet tranchant ou piquant, l’attitude est différente
si Bernard se saisissait du couteau, on aurait tout de suite une image agressive, de violence adressée aux autres, ici la lutte n’est pas une lutte envers autrui
c’est "prenons-nous en main pour avaler le monde" en quelque sorte

et dans la catégorie écartons-nous du comique, il y a les onomatopées
But now listen ; tick, tick ; hoot, hoot
ce sont les bruits qui vont ramener Bernard et les autres dans le présent

car ce qui se passe dans cette scène est assez intuitif, complexe, fragile
en fait, pour expliquer mon problème avec les onomatopées, il faut que je remonte plus haut, au moment du très court dialogue choral :

’In this silence,’ said Susan, ’it seems as if no leaf would ever fall, or bird fly.’
’As if the miracle had happened,’ said Jinny, ’and life were stayed here and now.’
’And,’ said Rhoda, ’we had no more to live.’

trois phrases courtes, mais ce sont elles qui font l’armature du passage
c’est la façon de les traduire, elles, qui décide de la suite

Bernard perd son nez, son visage, le silence du temps l’efface, seconde après seconde
il n’est plus "un" mais personne, une silhouette interchangeable, rien
une poussière dans l’espace
cette pensée le porte au temps zéro
celui où tout est arrêté, car tout est si loin, si effacé, que même le temps ne coule plus au milieu des abysses

à cet endroit, dans ce temps figé, la feuille d’arbre ne tombe pas, l’oiseau est immobile
(it seems as if no leaf would ever fall, or bird fly)
c’est le temps révélé, le temps unique, immuable, miraculeux
(As if the miracle had happened,’ said Jinny)
la vie suspendue à l’intérieur d’une goutte de temps présent
(and life were stayed here and now)
rien d’autre n’existe que ce temps, ce présent
(And,’ said Rhoda, ’we had no more to live.)

après le travail du passé qui ronge les visages et fait disparaître rois et reines
(the lighted strip of history is past and our Kings and Queens)
le présent attend, en équilibre, suspendu
comme en sommeil
puis la vie les réveille, elle reprend à nouveau

elle est sonore
comme si sans visage, sans regard, n’était resté que le sens de l’ouïe
la vie qui renaît dit : "tick, tick ; hoot, hoot"
et ça ne peut pas être comique, une renaissance

mon gros problème est hoot, hoot
c’est le son du klaxon
pas question pour moi de le traduire par pouët-pouët, ou tut-tut
car ce n’est pas un album pour enfants

— mais j’insiste, c’est mon choix, chaque traduction a sa cohérence
on pourrait aussi dire que traduire le hoot par une onomatopée enfantine donne au texte une sorte de simplicité, très matérielle, réelle, et que c’est plus fidèle à VW de retranscrire les sons intacts, sans les juger, puisque VW ne juge pas, qu’elle ne se place jamais en surplomb, ni des personnages ni de qui la lit —

finalement la question c’est "est-ce que je me sens capable de"
peut-être que je devrais (me sentir libre de faire pouët-pouët, pourquoi pas)
je réfléchis beaucoup
et je conclue par "je ne veux pas"
(ce qui est un peu différent du "je ne peux pas" qui me venait avant interrogations)

et je ne veux pas (je ne dois pas) dire "klaxon" d’entrée
car les sons vont être détectés, identifiés progressivement, en deux temps
But now listen ; tick, tick ; hoot, hoot ; the world has hailed us back to it.
puis
I heard for one moment the howling winds of darkness as we passed beyond life. Then tick, tick (the clock) ; then hoot, hoot (the cars).
on les entend une première fois
ils nous ramènent à la vie qui s’écoule à nouveau, sortie des abysses figées
et la seconde fois on les nomme
the clock, the cars

donc je ne veux pas "vendre la mèche" en traduisant hoot par "son de klaxon" la première fois
(je cherche longtemps, je vais même écouter des sons de klaxon de voitures des années 30 pour avoir une idée)

pour me rassurer, me décaler, prendre de la distance, je regarde comment les autres traductions publiées ont négocié le passage avec tick, tick ; hoot, hoot

Michel Cusin :

Cécile Wajsbrot :

Marguerite Yourcenar :

pour ce qui est du sens — mais pas de la forme — je suis proche de Marguerite Yourcenar
(sauf qu’elle, elle vend la mèche)

ma dernière difficulté se trouve dans
Making love to a nursemaid behind a tree, that soldier is more admirable than all the stars.
making love est à la fois faire l’amour et faire la cour
j’imagine la scène et je vois mal quelque chose d’aussi cru que faire l’amour se produire en direct-live sous les arbres
je choisis "faire la cour", qui n’invalide pas la possible suite charnelle
VW ne dit jamais rien platement, jamais selon un seul point de vue
il y a le désir de vie, la pulsion essentielle de l’humain, et la lubricité, liés

en gros, par la voix de Bernard, elle dit que nous ne sommes rien et que c’est magnifique et terrible à la fois


 ma proposition

« Goutte à goutte, dit Bernard, le silence tombe. Il se forme sur le toit de l’esprit et tombe au-dessous, en flaques. À jamais seul, seul, seul — écoutez le silence tomber et ses anneaux s’étendre jusqu’aux dernières limites. Gorgé et repu, fort de la satisfaction propre à l’âge mûr, moi, que la solitude détruit, je laisse le silence tomber goutte à goutte.
Mais en tombant le silence creuse mon visage, il ravage mon nez comme la pluie dehors sur le bonhomme de neige. À mesure que le silence tombe, je me dissous tout entier, je deviens sans figure, sans traits qui me distingueraient d’un autre. C’est sans importance. L’important ? Nous avons fait un bon dîner. Le poisson, les escalopes de veau et le vin ont émoussé la dent pointue de l’égo. L’angoisse est au repos. Le plus vaniteux d’entre nous, Louis peut-être, se moque de ce que pensent les gens. Les tourments de Neville se reposent. Laissons tout ces gens prospérer – c’est ce qu’il se dit. Susan écoute respirer ses enfants, tous endormis et en sécurité. Dors, dors, elle chante. Rhoda a lancé ses bateaux jusqu’au rivage. Qu’ils aient sombré ou jeté l’ancre, peu lui importe. Nous voilà prêts à considérer en toute impartialité ce que propose le monde. Je songe maintenant que la Terre est un simple caillou détaché par hasard de la face du soleil et que nulle part il n’y a de vie dans les abîmes de l’espace. »
« Dans ce silence, dit Susan, c’est comme si la feuille ne devait pas tomber, ni l’oiseau s’envoler. »
« Comme si le miracle avait eu lieu, dit Jinny, et que la vie attendait ici et maintenant. »
« Et, dit Rhoda, nous n’aurions que cela à vivre. »
« Mais, dit Louis, entendez le monde traverser les abîmes de l’espace infini. Son grondement ; le ruban lumineux de l’histoire est passé, et nos rois, et nos reines ; nous avons disparu ; notre civilisation ; le Nil ; et toute forme de vie. Les gouttelettes séparées qui nous forment se dissolvent ; notre espèce s’éteint, perdue dans les abîmes du temps, dans les ténèbres. »
« Le silence tombe ; le silence tombe, dit Bernard. Mais écoutez maintenant ; tac, tac ; le son d’une trompe ; encore une ; le monde nous rappelle à lui. J’ai entendu à un moment le vent qui hurlait dans le noir alors que nous étions au-delà de la vie. Et soudain tac, tac (l’horloge) ; le son d’une trompe ; et une autre (les voitures). Nous avons atterri ; nous sommes sur le rivage ; nous sommes, six d’entre nous, assis autour d’une table. C’est la mémoire du nez sur mon visage qui me rattrape. Je me lève ; "Bats-toi", je crie "Bats-toi !" et parce que je me souviens du contour précis de mon nez je frappe la table de ma cuillère, avec acharnement. »
« Opposons-nous à ce chaos qui ne connaît pas de limites, dit Neville, à cette stupidité informe. Derrière un arbre, ce soldat qui fait la cour à une nurse est aussi admirable que toutes les étoiles réunies. Pourtant, parfois, une étoile qui tremble apparaît dans le ciel limpide, et elle me fait penser que le monde est beau, et que nous sommes des asticots qui déformons même les arbres à force de luxure. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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