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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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journalier 21 09 16 / chez nous chez vous hors-sol

mercredi 21 septembre 2016, par C Jeanney


 journée étrange, surtout ce matin, j’ai carrément oublié les fruits, alors que c’était sur la liste, bref. Je tombe sur le texte de Joachim sur son site. Et c’est Oblique, et c’est le son d’Oblique, et ça me touche. Ensuite la vidéo. Ils me l’avaient raconté, tous, que quelque chose s’était passé, mais de le voir c’est différent.

-à un moment, pendant que je regardais, j’ai dit oh non non, et le son si ténu ensuite, j’avais envie de fondre dans le canapé, de m’y enfoncer minuscule. Sur place, si j’avais été là, sur place, je crois que je serais partie, rouge de honte. Rouge. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire.
 et maintenant, qu’est-ce que je pourrais lui dire. Elle n’est pas folle, cette dame, je ne crois pas qu’elle soit folle. Elle est dans sa cohérence. Oui, cohérente, c’est ça qu’elle est.
 mais c’est très violent. Parce que c’est mon texte, ce sont mes mots qui ont dérangé la dame. Toutes mes conneries.
C’est très violent à plusieurs étages. Comme si je me faisais engueuler parce que j’avais des cheveux, un peu.
 très violent parce qu’elle a raison la dame. Qu’est-ce que je pourrais lui dire. C’est très violent qu’elle soit forcée d’écouter mes conneries, alors qu’elle veut se reposer. Elle a raison. Un endroit calme et voilà, des conneries à voix haute. Vous n’êtes pas chez vous, elle a raison. Qu’est-ce que je pourrais lui dire. En fait, j’allais le faire, j’allais lui dire : ça arrivait juste à ce moment-là du texte "Il faudrait s’excuser de tout". Sauf que j’allais lui dire trop fort et en gênant tout le monde.
 c’est très violent parce que mes mots (donc je), parce que je est comme un gamin avec sa musique à plein tube et tout le monde la subit. On se dit qu’est-ce qu’il est mal élevé. Ou c’est comme un ivrogne qui chante à deux heures du matin et réveille tout le quartier en jetant des canettes de bière vides, ça résonne. On est gêné, ça fait du bruit. On aurait honte pour eux. La politesse. On a un peu de peine aussi, l’alcoolisme c’est moche.
 les robinets à conneries y’en a plein, mais on peut les boucher. On peut éteindre le poste comme disait l’autre. Les bruits de la ville, on peut fermer les fenêtres. On peut choisir, tout de même. Les conneries sur les affiches, on ne peut pas trop fermer les yeux, mais au moins ça ne fait pas nuisance sonore. Je m’excuse du robinet qu’on ne pouvait pas fermer soi-même.
 qu’est-ce que je pourrais lui dire. Je pourrais toujours me moquer, façon pied de nez, genre "les braves gens n’aiment pas que", une posture à la Brassens, mais je peux pas, j’ai été bien élevée par la petite voix contenue dans Oblique, je ne suis pas une hooligan, je ne porte pas de piercings, de tatouages, je n’ai pas no future épinglé sur mon sac, je ne suis pas extrémiste, démagogue, malpolie, je suis civilisée, je ne revendique pas ma différence. Je m’excuse et on baisse le son. Et je suis gênée, j’ai honte.
 qu’est-ce que je pourrais lui dire. Je pourrais toujours lui dire que la poésie doit gueuler au risque de gêner tout le monde, mais je n’y crois pas. D’abord je ne suis pas poète, et puis la poésie ne gêne personne, elle secoue ceux qui sont déjà gênés par le monde en soi, déjà convaincus que le monde est d’une très grande violence. La poésie n’empêche pas les pourvoyeurs de nuisances et bas de plafond, aussi les égorgeurs, de vivre. Elle ne guérit rien, ne veut convaincre personne, mais elle ajoute tant pis, et puis elle continue, à secouer à secouer, c’est pas ça qui l’arrête. La poésie se fout de ceux qui émettent un avis sur elle, (et du mien) et c’est bien.
 et puis ce n’est pas si grave. J’ai honte de m’être fait engueuler, je l’ai bien mérité, maintenant on parle d’autre chose. Maintenant on parle d’autre chose. Pas de la dame qui a raison. Pas des cases à cocher. Pas des territoires à investir. Pas des paroles à hurler. Pas de la rage. Rouge. Allez, rouge de honte, parle d’autre chose.
Pourtant je n’ai pas pris toute la couverture madame, tu sais, il y en a beaucoup qui disent des conneries avec des micros plus gros qu’eux. Parle d’autre chose. Oui, je suis désolée, je n’aurais pas dû. Ici ce n’est pas chez nous. Aller, continuer, comme Anne, justement elle dit qu’il faut continuer, au-dessus des silences, continuer, c’est à ça qu’on reconnait les... Les je ne sais pas. Les gens qui ont des trucs comme ça, un peu inaudibles, un peu anecdotiques, un peu nuancés… Les gens qui s’occupent à écrire.
 et voilà, la machine est lancée, maintenant je râle sur ma condition, comme si écrire quatre-vingts pour cent de mon temps me donnait droit à une considération spéciale, comme si on devait m’octroyer un bon de réduction sur les produits d’entretien, un badge ou un an d’abonnement gratuit à Sciences et vie. Comme si je méritais quelque chose en retour, et en échange de quoi, de rien, d’une voix oblique dans Oblique. Mais je prends trop à cœur. Trop à cœur. Je sais pourquoi : c’est parce que ce sont mes mots ces conneries-là, elles sont à moi.
 imagine, je me dis imagine que ce soit les mots de quelqu’un d’autre. Est-ce que tu aurais honte pour lui tout pareil ? Et si c’était les mots de quelqu’un d’autre que j’aime, quelqu’un dont j’aime écouter les mots, si c’était les mots d’Anne, de Joachim, de Guillaume, de Virginie, de Philippe, de Mathilde, est-ce que ce serait pareil ?
Non. Je n’aurais pas honte. Sûrement pas. Je serais attristée. Je me dirais c’est dommage, il n’y a pas de rencontre. C’est dommage il y aura, dans l’air commun de cet espace commun, plus de silence, ou pire, dans l’air commun de cet espace commun il pourrait y avoir des pets de fachos qui rencontreraient des oreilles consternées ou des oreilles encourageantes, mais cette rencontre-là, anecdotique et nuancée non, c’est dommage. Je serai même un peu en colère.
Ils méritent une visibilité autre. Même si concrètement, ce qu’ils disent c’est La nuit. Une île. Un plan qui n’est pas le bon. Un bar. Des fissures. Des trajets.
Je prends toujours à cœur, trop à cœur.
 allez quoi. On enlève le sparadrap : et si c’était les mots d’un ou d’une inconnue, est-ce que ce serait aussi violent ?
Oui. J’ai développé trop d’empathie à l’aveuglette, je crois. Un problème hormonal sans doute. Ou c’est à force d’écrire des trucs sur les voix du passé, les voix de petites gens, ou c’est à force de lire ceux et celles que je lis.
 et si ça avait été des mots illustres, tirés de textes illustres, à qui on demandait de baisser le son : des Sarraute, Hugo, Kafka.
Là ce serait vraiment trop violent, je ne l’accepterais pas.
 et s’ils avaient lu le bottin, du début à la fin, ça aurait été pareil ? Peut-être.
S’ils avaient lu des mots sans consistance, grenouille coléoptère foire aux rubans, ça aurait été pareil ? Peut-être. Vous n’êtes pas chez vous ici. Bande de faignants. Peut-être que c’était ça. Et le cri « vous avez raison ! » dans le fond. Lui aussi il fait peur.
La dame qui intervient pour que ça cesse, poings sur les hanches et la claque sur le genou, ah ça c’est envoyé. Pas doucement, pas avec gentillesse. La dame qui ne veut pas savoir, que des conneries tout ça, grenouille coléoptère foire aux rubans. On est chez nous ici. C’est ce qu’elle dit. Elle a raison. Elle est chez elle et elle veut faire silence. Elle ne le dit pas avec civilité, mais elle le dit. Nous sommes civilisés et nous baissons le son pour ne pas déranger.
 c’est pour ça que c’est violent. À cause de la place qu’on occupe. De la maréchaussée qui vient constater qu’on ne trouble pas l’ordre public. Sauf qu’on ne le trouble pas. Jamais. On écrit juste. Des voix, la nuit, une île, un plan qui n’est pas le bon, un bar, des fissures, des trajets.
 c’est une question de place.
C’est la question de « Vous n’êtes pas chez vous ici, la place est à tout le monde ».
À tout le monde, mais pas à vous. Aux publicités imbéciles et sexistes placardées sur les murs, mais pas à vous. Aux commentaires neutres, tiédasses, haineux et/ou économiques face aux remparts végétalisés de quatre mètres de haut, mais pas à vous. Aux discours répugnants, pas à vous.
 sauf qu’on veut, malgré tout, tout avaler, malgré nous, malgré vous (les discours putrides, les violences, pas que, mais aussi), pour rendre le brouhaha du monde (les murs végétalisés, tant de gilets de sauvetage étalés sur le sol à Londres). Dans l’air commun des espaces communs, on avale les réactions et les non-réactions, visibles ou incomplètes. Bien sûr on baisse le son, parce qu’on est bien élevés, aussi pour mieux entendre.
 et puis ? et puis rien, juste l’écrire dans le journalier.
 hier un camion lévitait sans bruit, discrètement. Et ça travaillait dur, hors-sol. Peut-être que c’est hors-sol ce que je raconte.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • oui c’est violent
    oui j’ai trouvé ça violent
    non elle n’est pas aimable, mais je ne voulais pas la juger mal, elle a raison - mais non elle n’a pas raison, tant entendons des conversations sottes ou qui nous le semblent à voix trop fortes, tant entendons des radios, des communications téléphoniques, pourquoi ne pas tolérer ces voix sous prétexte que c’est un texte, pas la dispute de mademoiselle x avec madame y
    non je suis triste pour elle
    elle aurait pu se déplacer, ou prendre patience, parce qu’elle n’était pas plus chez elle qu’ils ne l’étaient, ou, si elle avait saisi cette chance, écouter, vraiment, et on ne sait jamais, on peut espérer, être touchée, un peu

  • intéressant surtout de voir cette femme qui veut prendre la parole qui veut - elle aussi parler à voix haute et dire. ce qui la dérange ce n’est pas le bruit, c’est son propre silence qui est si fort, si violent à l’intérieur d’elle qu’elle prend le micro des lecteurs , qu’elle s’impose...et moi alors !! vous n’allez pas parler vous si moi je dois me taire...

    ta parole a hypnotisé la sienne qui s’est aussitôt dressée . Pas mal pour une auteure !!! Bravo !

  • Bonjour Christine,

    Ce petit mot ici pour te dire que je n’ai pas réussi à revoir cette vidéo, l’épisode ayant été en effet trop violent. Que s’il était violent de venir lire en étant sonorisé dans un endroit public, imposant cette lecture non indiquée nulle part, la réaction de cette femme l’était bien davantage. Surtout, que ce qui m’est apparu - puisque j’étais là, je peux le dire - c’est la névrose toute crue, toute nue devant moi. Quelqu’un venu me dire, précisément : je n’ai jamais fait aucun travail sur moi. A posteriori, je pense que c’est sans doute d’elle-même que cette dame avait besoin de se reposer, dans ce jardin. Et c’est peut-être ça que la lecture a dérangé.

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