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journalier 18 03 15 / Sons amicaux et sons inamicaux

mercredi 18 mars 2015, par C Jeanney


 Sons amicaux et sons inamicaux, depuis que j’enregistre les écoutes oblique mes oreilles s’ouvrent, le ronronnement du frigo semble rassurant, le cri des mouettes enthousiasmant, le cri des tourterelles ridicule et attendrissant, les moteurs de voitures qui passent disent un pan de la ville, solitude, foisonnement, action et perdition, labyrinthe et surprises.
 Ce que disent les objets lorsqu’on les fait parler c’est leur bruit, et quelquefois il y a maldonne quand le bruit de la douche ressemble au bruit de ce qui frit dans la poêle, ce qui frit dans la poêle à un feu, le feu à la mer, souffles et craquements. Problème d’identification : je me souviens de reportages sur le travail du bruiteur, détournant les objets pour en tirer le bruit qui correspondrait mieux à un autre (une page savoureuse de Gotlib dans la Rubrique à brac je crois, ou les Dingodossiers).
 La scène où la voiture de Jacques Tati descend une rue, version muette et version sonorisée, ne dit pas la même chose (vu ici, autour de la 32e minute). Muette c’est une voiture dont n’apparait que le trajet (et puis quoi ? on ne sait pas, on attend, vaguement attentif). Avec le bruitage, la voiture devient un petit monde en marche, claudiquant, tragiquement obstiné, pris dans des rouages que l’on sent défectueux, une trajectoire teintée d’aléatoire, vaillante et drôle, peu importe où elle va on la suit, comme si les bruits nous embarquaient à bord, installaient une connivence, une note humaine (paradoxal, puisqu’elle est créée par du mécanique).
 Les bruits doivent parfois être amplifiés ou maquillés, comme à la télévision les visages, qui apparaitraient maladifs si on ne les couvrait pas de couleurs exagérées. Ce qui se passe dans cette distance entre le bruit et ce qu’il devrait être, ou ce qu’on le force à devenir, un décalage silencieux (justement) que je ne m’explique pas.
 En travaillant les écoutes oblique, j’écoute le bruit nu de ma voix, mais nu, il ne l’est pas : il y a des respirations, du souffle, que j’enlève quand je peux avec la fonction "réduction de bruit" pour obtenir une base presque vide. Presque, parce que vide, elle ne l’est pas non plus, elle est plutôt inconfortable.
Je supporte mal d’entendre ma voix, je ne la reconnais pas (et c’est logique, c’est comme ça pour tout le monde). Peut-être que c’est à cause de ça, cette tentation de la couvrir, je voudrais la masquer un peu, la maquiller de sons.
À ça vient s’ajouter mon incompréhension devant des mots que je ne reconnais pas, non plus : le mot Alpes par exemple, quand je le vois, porte en lui (et pour moi) une sorte de lenteur, de majesté, une immensité haute dans son A majuscule, et il provoque l’apparition instantanée devant mes yeux d’une image blanche, large, rocheuse, reliefs, courbes et horizon volumineux, agressif ou imperturbable, un bruit d’éternité. Mais lorsque je le prononce dans mon texte, et que j’écoute ensuite le mot Alpes "à blanc", il est petit et gauche, un jet, alp ! comme plop !, une onomatopée. Il ne raconte rien. Et je ne peux pas le faire durer pour l’étoffer en le lisant, même en forçant le trait à la façon du grrrand théâââââtre fronçais, alors quoi d’autre que le bruit pour tenter de pousser un peu le alp ! vers l’élévation fausse de ma montagne inexistante. Mais c’est très difficile, je ne suis pas spécialiste, je trifouille.
 Chercher les sons accompagnateurs, les "bons sons", est plus facile lorsque le texte parle de musique. Au moment du passage où entre Baba Yaga, j’appelle Moussorgski (et Dudamel) à la rescousse. Pour le chant de Leporello, il me suffit de décider d’abord de sa version, puis de son apparition/disparition. Je me concentre alors seulement sur le tempo ou le volume, c’est plus simple. Mais lorsque la musique n’est pas de mise et que je sens qu’il faut un son, je cherche. Je tombe parfois sur une sorte d’ouverture étrange, quelque chose qui fabrique autre chose, par hasard, la voix d’un enfant résonnant dans les pièces d’un musée, la réverbération contenue dans ce laps de temps auditif s’ajoute à ce que je dis, lui fait peut-être dire ce qui n’était pas voulu (encore moins su) au départ ?
J’ai l’impression d’être au large des sons, de découvrir un territoire dont je ne verrais que la bande côtière, de loin, avec trois malheureux arbres, et d’avoir la surprise d’apprendre que ce domaine s’étend sur des centaines kilomètres, que c’est en fait un continent.
Je n’écoute plus rien de la même façon (par exemple @ESchulthess sur twitter avec ses sons de chaque jour), et j’entends avant de les regarder les vues partielles filmées par Dominique Hasselmann.
 Il y de la non-réflexion dans mes choix de sons, ou en tout cas une non-formulation : pourquoi ce bruit arrêté là, cet autre ici, une sorte de malgré soi ? Et aussi le problème du déséquilibre, quand le bruit risquerait de détourner l’attention au point qu’on pourrait perdre le sens des mots lus. Mais ça, comment m’en rendre compte ? puisque ce texte, je le connais tellement, je l’ai ingéré, je l’anticipe en le lisant (un problème de distance encore).
Ce serait sans doute plus simple si je ne l’avais pas écrit : avec le texte de quelqu’un d’autre, je chercherai davantage de silences pour qu’on l’entende seul, pour le mettre en valeur, avec respect. Mais pour mes propres mots, j’aurai plutôt tendance à colmater avec du son, comme on tartine de plâtre des fissures.
Je lis, comme en écho, au flotoir de Florence Trocmé : (...)"problématique dans la lecture à haute voix pour quelqu’un – c’est très difficile de partager un livre et sans doute est-il préférable que ce ne soit pas un livre qui vous touche trop intimement" (c’est très juste : ce problème de l’intime et de la difficulté de le lire me touche en plein, même si mon texte n’est pas un livre, que cet intime reste évoqué, et que je ne lis pas "pour quelqu’un" en particulier).
 Dans le même texte du flotoir, Florence Trocmé parle de Thierry Martin-Scherrer et des musiques originelles. Je pense aux sons originels, aux bruits originels... ce qui me rassure dans le ronronnement du frigo, son léger crissement périodique. Je me souviens d’un bruit aimé, que j’ai perdu : celui que faisait, à l’école primaire, la règle de bois lorsqu’elle heurtait l’immense carte de France accrochée au tableau. L’institutrice montrait un fleuve, une ville, et le bois de sa règle résonnait sur le cartonnage plastifié, c’était chaleureux, creux, agréable. Pourquoi ce bruit est une merveille pour moi ? Sûrement pas à cause des souvenirs qui l’entourent : l’école détestée, et la géographie, encore plus (mon ventre tordu d’angoisse chaque matin avant d’entrer en classe, les maîtresses des ennemies, au mieux indifférentes et au pire humiliantes). Alors pourquoi ce bruit, entendu seulement à l’école, et jamais reproduit ailleurs, reste pour moi une sorte de gourmandise désirée, jamais atteinte ? Possédons-nous chacun un bruit mythique perdu ? (toujours finir par une question)

(pendant ce temps, ce qui s’entend dans les photos)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • C’est une très belle question que celle d’un ou de bruit(s) mythique(s) perdu(s). Et y a-t-il ici aussi de faux souvenirs ou des souvenirs construits ? Comme une base sonore sur laquelle sont venus s’accrocher les petits nessains d’autres bruits, comme sur les bouchots que la mer va bientôt largement découvrir, avec la marée du siècle (tiens, le bruit très particulier de l’eau qui recule, sur le sable ou les galets, après le déferlement de la vague).
    On pourrait faire un inventaire des bruits d’enfance.

    • Merci Florence !
      et je me demande ce qui reste en mémoire de plus flagrant dans les souvenirs (réels ou inventés), le son, l’odeur, la vue ou le toucher
      (a priori sans réfléchir j’aurais dit la vue, mais je ne suis plus si sûre... et peut-être que chacun possède un sens dominant parmi tous, préféré parce que mieux entraîné, plus expérimenté pendant la petite enfance. Ce serait peut-être un cycle sans fin, le sens le plus utilisé prenant l’avantage sur les autres en étant plus perfectionné et se perfectionnant alors encore plus...?)
      (et je repense d’un seul coup à l’odeur de la poupée neuve :-)) (qui ressemble un peu à celle de l’huile de vison il paraît)

  • j’en ai de la chance de connaître un peu des femmes (ou hommes) aussi sensiblement intelligents

  • Merci pour le lien...

    En fait, mon intérêt pour le son est sans doute dû à mon insuffisance technique, car si je savais mettre une "B.O." (comme ils disent) sous certaines images captées par mon appareil photo (ou mon téléphone) puis reversées sur mon ordi, voire une voix "off" (à la Frédéric Mitterrand... en moins déprimant !), ils ne seraient pas ainsi libérés et laissés à leur état "brut".

    Ces sons : cessons... de les maudire ou de les transformer, acceptons-en l’augure ou l’usure tel qu’ils nous caressent l’oreille, Issy ou maintenant !

    J’espère n’avoir jamais à enregistrer le bruit d’une Kalachnikov.

    • Merci Dominique,
      moi je les trouve justement très beaux, enregistrés dans leur état brut (si on écoute autour de nous, beaucoup de bruits enregistrés, ré-écoutables, télé, radio, annonces des gares, etc, sont fabriqués, transformés, augmentés, lissés ou épurés, et les sons bruts sont d’habitude seulement entendus, comme ça, on passe, et hop, ils disparaissent)
      (mais certains bruits, comme on voudraient qu’ils disparaissent oui, si possible en emmenant ceux qui les produisent avec eux... :-(

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