TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -115 ["Mais qu’est-ce qu’une histoire ?"]

jeudi 21 septembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(nous sommes toujours dans la salle de restaurant, et Rhoda vient de faire un constat qui ressemble à un deuil : les six personnages sont maintenant éparpillés, car Percival est parti en Inde et Bernard s’est fiancé / mais que va dire Bernard justement ?)

 le passage original

’But soon, too soon,’ said Bernard, ’this egotistic exultation fails. Too soon the moment of ravenous identity is over, and the appetite for happiness, and happiness, and still more happiness is glutted. The stone is sunk ; the moment is over. Round me there spreads a wide margin of indifference. Now open in my eyes a thousand eyes of curiosity. Anyone now is at liberty to murder Bernard, who is engaged to be married, so long as they leave untouched this margin of unknown territory, this forest of the unknown world. Why, I ask (whispering discreetly), do women dine alone together there ? Who are they ? And what has brought them on this particular evening to this particular spot ? The youth in the corner, judging from the nervous way in which he puts his hand from time to time to the back of his head, is from the country. He is suppliant, and so anxious to respond suitably to the kindness of his father’s friend, his host, that he can scarcely enjoy now what he will enjoy very much at about half-past eleven to-morrow morning. I have also seen that lady powder her nose three times in the midst of an absorbing conversation – about love perhaps, about the unhappiness of their dearest friend perhaps. "Ah, but the state of my nose !" she thinks, and out comes her powder-puff, obliterating in its passage all the most fervent feelings of the human heart. There remains, however, the insoluble problem of the solitary man with the eyeglass ; of the elderly lady drinking champagne alone. Who and what are these unknown people ? I ask. I could make a dozen stories of what he said, of what she said—I can see a dozen pictures. But what are stories ? Toys I twist, bubbles I blow, one ring passing through another. And sometimes I begin to doubt if there are stories. What is my story ? What is Rhoda’s ? What is Neville’s ? There are facts, as, for example : "The handsome young man in the grey suit, whose reserve contrasted so strangely with the loquacity of the others, now brushed the crumbs from his waistcoat and, with a characteristic gesture at once commanding and benign, made a sign to the waiter, who came instantly and returned a moment later with the bill discreetly folded upon a plate." That is the truth ; that is the fact, but beyond it all is darkness and conjecture.’



un passage qui me donne beaucoup de fil à retordre
(j’avais écrit "beaucoup de fer à retordre", c’est dire)
car il s’y passe beaucoup de choses

le constat de Rhoda (l’éparpillement de tous) n’est pas celui de Bernard
pour lui, ce serait presque une forme de libération

Bernard commence par mettre derrière lui
ce temps révolu où tous allaient ensemble du même pas
avec leurs différences, mais ensemble
c’est fini
(c’est assez sidérant pour Rhoda,
alors que Bernard, lui, flaire une multitude de possibilités, un avenir)

le passé est passé, c’est acté, mais qu’est-ce qui est crucial au fond ?
qu’est-ce qui est réellement important pour lui, là, maintenant, tout de suite ?
se remplir d’yeux
ouvrir mille yeux dans ses yeux

il semble dire : sortons de nous-mêmes, sortons de ce "cercle bleu acier", un peu d’air
tous ces gens, dehors, sont fascinants
Bernard peut en tirer de quoi fabriquer ses "jouets", des fils, des cheminements, des histoires

mais vient un mouvement de retour, comme un volant qui reprend sa place initiale
est-ce qu’on n’est pas toujours trop loin ou trop près du réel
pour être capable d’y voir quoi que ce soit ?
et qu’est-ce qu’on sait au fond, qu’est-ce qu’on peut savoir ? des autres ? de soi ?
chercher chez les autres de quoi sortir de soi ramène à soi
(What is my story ?)

Bernard peut toujours ouvrir mille yeux, c’est le brouillard

la phrase centrale pour moi dans ce passage est
Now open in my eyes a thousand eyes of curiosity

comme c’est ardu, je cherche un peu d’aide
chez Michel Cusin : "À présent naissent dans mes yeux mille regards curieux."
chez Cécile Wajbrot : "Dans mon œil s’ouvrent mille regards curieux."
chez Marguerite Yourcenar : "La curiosité de mille regards est dans mes yeux."

trois propositions excellentes, justes, aucune critique de ma part
(je ne les lis pas pour critiquer, mais pour trouver des points de vue qui m’éclairent)
le français n’aime pas les répétitions, aussi on a besoin de mots différents, œil, yeux, regards

mais bon (je suis un peu bornée), ça n’empêche pas qu’il y a deux fois le mot eyes dans la phrase
et je voudrais garder cela en français, le mot "yeux" écrit deux fois
parce que ça fait miroir
comme ces photos de quelqu’un qui se regarde dans la glace, qui se regarde dans la glace, les yeux répétés dans un cadrage de plus en plus petit jusqu’au vertige

et il y a un vertige ici
parce que Bernard
s’est retrouvé tout à coup face à un espace sans bord
(ou un espace qui n’est que "marge",
this margin of unknown territory,
un espace rempli d’une forest of the unknown world)

la question du réel, des faits
mais qu’est-ce que ça veut dire, les faits ?


 ma proposition

« Mais l’exultation égoïste s’épuise vite, trop vite, dit Bernard. Trop vite, l’instant d’identité vorace s’achève, et la soif de bonheur, du bonheur, toujours plus de bonheur, est rassasiée. La pierre a coulé au fond de l’eau ; le temps est passé. Autour de moi, se déploie à présent une vaste marge d’indifférence. Avec mes yeux, ce sont mille yeux curieux qui s’ouvrent. Maintenant, libre à tous d’assassiner Bernard, qui est fiancé, tant que reste préservée cette marge de territoire inconnu, cette forêt du monde inconnu. Pourquoi, je me pose la question (chuchotant, en toute discrétion), pourquoi ces femmes là-bas dînent-elles seules ? Qui sont-elles ? Et qu’est-ce qui les a poussées à venir ici, à cet endroit précis, précisément ce soir ? Le jeune homme dans le coin, à en juger par sa façon nerveuse de se frotter sans cesse la nuque, arrive de la campagne. Il quémande, si inquiet de répondre convenablement à la gentillesse de son hôte, un ami de son père, qu’il savoure à peine ce moment, un moment qu’il ne saura savourer que plus tard, vers onze heures et demie demain matin. J’ai aussi vu cette dame se repoudrer le nez trois fois au milieu d’une conversation captivante – il était question de l’amour peut-être, du malheur d’un ami proche peut-être. "Ah mais, mon nez !" pense-t-elle, et le poudrier sort, effaçant au passage toutes les passions les plus ardentes du cœur humain. Reste cependant un problème insoluble, celui de l’homme au monocle, seul ; de la vieille dame buvant seule son champagne. Qui sont-ils, que sont-ils ? Je me le demande. Je pourrais tirer une douzaine d’histoires de ce qu’il dit, de ce qu’elle dit – je vois une douzaine de tableaux s’animer devant moi. Mais qu’est-ce qu’une histoire ? Un jouet que j’entortille, une bulle que je souffle, un anneau de fumée qui se fond dans autre anneau de fumée. Parfois, j’en viens jusqu’à douter de l’existence des histoires. Quelle est la mienne ? Et celle de Rhoda ? Celle de Neville ? Les faits existent, comme, par exemple : "Le beau jeune homme en costume gris, dont la retenue contrastait si étrangement avec la volubilité des autres, brossa les miettes de son gilet et, d’un geste caractéristique, à la fois autoritaire et bienveillant, fit un signe au serveur qui s’approcha aussitôt et revint ensuite, avec l’addition délicatement pliée sur une assiette." C’est véridique ; c’est un fait, mais au-delà de lui, ce ne sont que pénombre et conjectures. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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