TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -118 ["Le soleil était au plus haut."]

mardi 3 octobre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(la course du soleil, c’est midi)

 le passage original

The sun had risen to its full height. It was no longer half seen and guessed at, from hints and gleams, as if a girl couched on her green sea mattress tired her brows with water-globed jewels that sent lances of opal-tinted light falling and flashing in the uncertain air like the flanks of a dolphin leaping, or the flash of a falling blade. Now the sun burnt uncompromising, undeniable. It struck upon the hard sand, and the rocks became furnaces of red heat ; it searched each pool and caught the minnow hiding in the cranny, and showed the rusty cartwheel, the white bone, or the boot without laces stuck, black as iron, in the sand. It gave to everything its exact measure of colour ; to the sandhills their innumerable glitter, to the wild grasses their glancing green ; or it fell upon the arid waste of the desert, here wind-scourged into furrows, here swept into desolate cairns, here sprinkled with stunted dark-green jungle trees. It lit up the smooth gilt mosque, the frail pink-and-white card houses of the southern village, and the long-breasted, white-haired women who knelt in the river bed beating wrinkled cloths upon stones. Steamers thudding slowly over the sea were caught in the level stare of the sun, and it beat through the yellow awnings upon passengers who dozed or paced the deck, shading their eyes to look for the land, while day after day, compressed in its oily throbbing sides, the ship bore them on monotonously over the waters.
The sun beat on the crowded pinnacles of southern hills and glared into deep, stony river beds where the water was shrunk beneath the high slung bridge so that washerwomen kneeling on hot stones could scarcely wet their linen ; and lean mules went picking their way among the chattering grey stones with panniers slung across their narrow shoulders. At midday the heat of the sun made the hills grey as if shaved and singed in an explosion, while, farther north, in cloudier and rainier countries, hills smoothed into slabs as with the back of a spade had a light in them as if a warder, deep within, went from chamber to chamber carrying a green lamp. Through atoms of grey-blue air the sun struck at English fields and lit up marshes and pools, a white gull on a stake, the slow sail of shadows over blunt-headed woods and young corn and flowing hayfields. It beat on the orchard wall, and every pit and grain of the brick was silver pointed, purple, fiery as if soft to touch, as if touched it must melt into hot-baked grains of dust. The currants hung against the wall, in ripples and cascades of polished red ; plums swelled out their leaves, and all the blades of the grass were run together in one fluent green blaze. The trees’ shadow was sunk to a dark pool at the root. Light descending in floods dissolved the separate foliation into one green mound.
The birds sang passionate songs addressed to one ear only and then stopped. Bubbling and chuckling they carried little bits of straw and twig to the dark knots in the higher branches of the trees. Gilt and purpled they perched in the garden, where cones of laburnum and purple shook down gold and lilac, for now at midday the garden was all blossom and profusion and even the tunnels under the plants were green and purple and tawny as the sun beat through the red petal, or the broad yellow petal, or was barred by some thickly furred green stalk.
The sun struck straight upon the house, making the white walls glare between the dark windows. Their panes, woven thickly with green branches, held circles of impenetrable darkness. Sharp-edged wedges of light lay upon the window-sill and showed inside the room plates with blue rings, cups with curved handles, the bulge of a great bowl, the criss-cross pattern in the rug, and the formidable corners and lines of cabinets and bookcases. Behind their conglomeration hung a zone of shadow in which might be a further shape to be disencumbered of shadow or still denser depths of darkness.
The waves broke and spread their waters swiftly over the shore. One after another they massed themselves and fell ; the spray tossed itself back with the energy of their fall. The waves were steeped deep-blue save for a pattern of diamond-pointed light on their backs which rippled as the backs of great horses ripple with muscles as they move. The waves fell ; withdrew and fell again, like the thud of a great beast stamping.



j’avais d’abord pensé à mettre en ligne ce long passage par fragments
pour en faciliter la lecture
mais c’est une unité
ça n’aurait pas eu de sens de le découper

ces intermèdes qui interviennent neuf fois tout au long du livre
sont des moments forts
le signe que l’horloge tictaque
le temps passe
(d’ailleurs Le Temps passe est le titre du passage central de To the Lighthouse
passage que VW avait d’abord publié en tant que nouvelle autonome, et que j’ai pu traduire dans Les fantômes sous les arbres, si vous vouliez en savoir plus je parle de ce texte, Le Temps passe, →ici)

j’ai pensé au Temps passe
une maison isolée, délaissée, sans habitants
et que voit-on
le jour, la nuit
et j’ai aussi pensé, même si la mécanique est autre, à Kew Gardens, une autre nouvelle de VW (que j’ai aussi traduite dans le même recueil) où tout est lié, tout s’agence, mais de façon circulaire, avec des sons ronds, les rouages de la ville qui tournent tout autour du jardin

ici quelque chose agit par verticales, tombées, renvoyées
et les femmes s’agenouillent sous ces jets de lumière droite
puis une fois tombé, ça s’étale
en flaques
en masses
et tout devient indistinct

partout de la couleur, presque à chaque phrase
mais cette couleur en jouxte une autre, en embrasse une autre et se transforme
par et dans la lumière

c’est difficile
et dès la deuxième phrase, un défi

si je regarde les traductions déjà publiées, celles de Michel Cusin, de Cécile Wajbrot, de Marguerite Yourcenar, c’est indéniable
jamais je n’ai lu autant de divergences, de nuances entre trois textes

rien qu’au début
dans It was no longer half seen and guessed at, from hints and gleams
le from hints and gleams apparait plus ou moins
M Cusin, "Il n’était plus entrevu et deviné, à partir d’indices et de lueurs"
C Wajbrot, "Il ne se laisserait plus entrevoir ni deviner par touches voilées"
M Yourcenar, "Il n’était plus furtif, entrevu, et deviné"

comme s’il fallait, parce qu’on traduit ce qui parle de formes, d’objets et de jeux de lumière, régler le focus de l’appareil (son appareil)

c’est qu’on doit mettre "de soi"
ce qui est décrit, ce qui se passe, n’est pas un tableau tranquille au milieu d’autres
c’est l’existence même
et nous sommes pris dedans, nous aussi, en traduisant
et à chaque fois, c’est toute la phrase qui fait mouvement à suivre

le soleil gave to everything its exact measure of colour
et nous aussi, nous devons être exacts, justes, comme en musique on produit un son juste
une partition à jouer en restant au plus près des notes
(mais nos doigts ne sont que nos doigts, pas ceux de VW)

chaque phrase est touche de lumière ou point d’obscurité
et parce que les voix des personnages ne sont pas là pour faire objet central ou détail à scruter
nous nous retrouvons face à un tout
un grand mouvement déployé, et large
la lumière descend verticalement, s’étale sur nous et tout autour de nous
nous, le soleil, la vie

(j’ai fait au mieux de mes capacités, il est vertigineux cet escalier mon capitaine)


 ma proposition

Le soleil était au plus haut. Il ne serait plus entrevu, ni deviné à partir d’indices, de lueurs qu’aurait pu lancer une jeune fille couchée sur son matelas vert océan, le front lourd de gouttes rondes, de joyaux renvoyant des rayons opalins, irisés, palpitants dans l’air insaisissable, tels les flancs des dauphins qui bondissent ou l’éclair d’une lame qui tombe. À présent le soleil brûlait, sans compromis, irréfutable. Il tapait sur le sable ferme et les rochers prenaient un rouge de forge ; il fouillait chaque mare et attrapait le jeune poisson caché dans une fente, il exposait la roue rouillée de la charrette, l’os blanc, ou la botte sans lacets et plantée dans le sable, noire comme la fonte. Il donnait à chacun sa juste dose de couleur ; aux dunes des reflets innombrables, et aux herbes sauvages des verts étincelants ; il tombait sur l’aride étendue du désert, ici sillonnée par le vent, là balayée de cairns désolés, ou émaillé du vert foncé d’arbustes racornis. Il allumait l’or satiné d’une mosquée, au sud le rose et blanc fragile d’un village en château de cartes, et les cheveux grisés des femmes, poitrine pendante, agenouillées dans le lit du ruisseau pour battre sur la pierre des draps plissés. Au large, l’avancée lente et sourde des bateaux à vapeur était saisie par l’œil arrêté du soleil, il frappait le jaune des auvents jusqu’à atteindre sur le pont les passagers, leur somnolence, leurs va-et-vient tentant d’apercevoir la terre, main en visière, pendant que, des jours durant et les serrant entre ses flancs graisseux et vrombissants, le bateau les portait dans sa monotonie au fil de l’eau.
Le soleil frappait les collines du sud encombrées de maisons, il scrutait chaque lit de rivière, sa profondeur pierreuse, le filet d’eau sous le pont suspendu, si rétréci que les lavandières à genoux sur les dalles chaudes pouvaient à peine mouiller leur linge ; et des mules efflanquées se frayaient un chemin parmi les pierres instables, leurs paniers suspendus en travers de l’échine. À midi, la chaleur du soleil rendait les collines si grises qu’on aurait pu les croire rasées ou brûlées par une explosion, tandis qu’au nord, dans des régions plus nuageuses et plus humides, elles s’aplatissaient comme frappées par le dos d’une pelle, et d’elles se dégageait une lumière, à croire qu’en leur centre, au profond, un gardien avançait de chambre en chambre une lampe verte à la main. Perçant les atomes d’air gris-bleu, le soleil frappait la campagne anglaise, allumant les marais, les étangs, une mouette blanche sur un poteau, la lente glissade des ombres sur les pieux émoussés, les jeunes blés, la prairie ondulante. Il cognait le mur du verger, et chacun des creux et reliefs des briques se piquetait de crêtes argentées, pourpres et ardentes, comme douces sous le doigt, au point qu’une fois touchées elles semblaient prêtes à se dissoudre en poussières chaudes. Les groseilles pendaient contre le mur dans des ondulations et des cascades d’un rouge lustré ; les prunes gonflaient sous le feuillage, et tous les brins d’herbe se fondaient en une seule coulée verte flamboyante. L’ombre des arbres répandait sa flaque noire à leurs pieds. La lumière, déversée par flots, diluait chacune des feuilles jusqu’à ce que toutes ne forment plus qu’une seule masse verte.
Les oiseaux poussaient des chants passionnés adressés à une seule oreille, puis s’arrêtaient. Ils pétillaient et il gloussaient, déplaçant de petits morceaux de paille et des brindilles jusqu’aux nœuds sombres des branches les plus hautes. Dorés et pourpres, ils se perchaient dans le jardin où les grappes de cytises et de salicaires s’ébrouaient en dorures, en lilas, car maintenant, à midi, le jardin n’offrait que floraison et foisonnement, et même les tunnels ombragés par les plantes devenaient verts, violets, ambrés, tandis que le soleil traversait le rouge d’un pétale, le jaune d’un autre plus large, ou qu’il se barrait d’une tige verte, épaisse et pelucheuse.
Le soleil frappait la maison de plein fouet et faisait ressortir le blanc éblouissant des murs entre chaque noirceur de fenêtre. Les vitres, voilées par le vert dru des branches, retenaient des cercles sombres impénétrables. Des arêtes de lumière tranchante longeaient le rebord des fenêtres pour montrer dans la pièce le liseré bleu d’assiettes, les poignées incurvées des tasses, le galbe d’un grand vase, le motif d’entrelacs du tapis, les lignes et les coins redoutables des bahuts, des bibliothèques. Au-delà de cet assemblage flottait une zone d’ombre, recelant peut-être une forme en attente d’être dévoilée, ou des abîmes d’obscurité plus denses encore.
Les vagues se brisaient, elles répandaient leurs eaux vives sur la plage. L’une après l’autre, elles grossissaient, puis retombaient ; les embruns reculaient sous le poids de leur propre chute. Les vagues s’imprégnaient d’un bleu profond, sauf là où une frise de lumière piquetée de diamants ondulait comme ondulent les muscles du dos de grands chevaux qui se déplacent. Les vagues retombaient ; reculaient, puis retombaient encore dans un bruit sourd, celui d’une bête énorme qui trépigne.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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