TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -119 ["Déchire moi."]

jeudi 5 octobre 2023, par C Jeanney

.

(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

.

.

.

.

.

(la mort de Percival
Neville l’apprend, et nous l’apprenons avec lui)

 le passage original

’He is dead,’ said Neville. ’He fell. His horse tripped. He was thrown. The sails of the world have swung round and caught me on the head. All is over. The lights of the world have gone out. There stands the tree which I cannot pass.
’Oh, to crumple this telegram in my fingers – to let the light of the world flood back – to say this has not happened ! But why turn one’s head hither and thither ? This is the truth. This is the fact. His horse stumbled ; he was thrown. The flashing trees and white rails went up in a shower. There was a surge ; a drumming in his ears. Then the blow ; the world crashed ; he breathed heavily. He died where he fell.
’Barns and summer days in the country, rooms where we sat – all now lie in the unreal world which is gone. My past is cut from me. They came running. They carried him to some pavilion, men in riding-boots, men in sun helmets ; among unknown men he died. Loneliness and silence often surrounded him. He often left me. And then, returning, "See where he comes !" I said.
’Women shuffle past the window as if there were no gulf cut in the street, no tree with stiff leaves which we cannot pass. We deserve then to be tripped by molehills. We are infinitely abject, shuffling past with our eyes shut. But why should I submit ? Why try to lift my foot and mount the stair ? This is where I stand ; here, holding the telegram. The past, summer days and rooms where we sat, stream away like burnt paper with red eyes in it. Why meet and resume ? Why talk and eat and make up other combinations with other people ? From this moment I am solitary. No one will know me now. I have three letters, "I am about to play quoits with a colonel, so no more," thus he ends our friendship, shouldering his way through the crowd with a wave of his hand. This farce is worth no more formal celebration. Yet if someone had but said : "Wait" ; had pulled the strap three holes tighter—he would have done justice for fifty years, and sat in Court and ridden alone at the head of troops and denounced some monstrous tyranny, and come back to us.
’Now I say there is a grinning, there is a subterfuge. There is something sneering behind our backs. That boy almost lost his footing as he leapt on the bus. Percival fell ; was killed ; is buried ; and I watch people passing ; holding tight to the rails of omnibuses ; determined to save their lives.
’I will not lift my foot to climb the stair. I will stand for one moment beneath the immitigable tree, alone with the man whose throat is cut, while downstairs the cook shoves in and out the dampers. I will not climb the stair. We are doomed, all of us. Women shuffle past with shopping-bags. People keep on passing. Yet you shall not destroy me. For this moment, this one moment, we are together. I press you to me. Come, pain, feed on me. Bury your fangs in my flesh. Tear me asunder. I sob, I sob.’



c’est un choc
après la course du soleil au plus haut et le ressac des vagues
il y a une rupture
ce que VW appelle un arbre indépassable
qui fait écho à l’expérience qu’elle raconte dans ce qui sera publié bien après sa mort sous le titre Moments of Being
"Il y eut le moment de la flaque sur le chemin ; quand, sans que j’en puisse en découvrir la raison, tout est devenu soudain irréel ; j’étais suspendue, je ne pouvais franchir la flaque."
(un moment qu’elle fera également vivre à Rhoda)
cet arbre indépassable c’est la mort
et c’est Neville face à cette mort
Neville qui aimait Percival, sans espoir

pas une seule chose colorée dans ce passage
alors que l’intermède précédent n’était que couleurs
le monde est plus que gris, il est éteint

il n’y a que le son que fait la mort, le drumming dans les oreilles de Percival
rien d’autre ne s’entend

les corps passent en trainant, indifférents, aveugles
ou ils menacent de tomber mais se rattrapent
ils bougent sans qu’on puisse y mettre du sens
Neville est debout, au milieu des corps qui vaquent sans bruit, sans destins

j’essaye d’être économe en traduisant
de faire au plus sobre
les phrases sont courtes, il ne faut pas se louper
il me faudrait un verbe pour traduire stream away
dans
The past, summer days and rooms where we sat, stream away like burnt paper with red eyes in it
un verbe qui devrait montrer le papier calciné emporté par le vent
mais je coince, donc je vais au plus simple

je butte aussi beaucoup sur
We are infinitely abject, shuffling past with our eyes shut.
(je tente des formulations sans le "Nous" initial, mais ça s’éloigne trop)

Il y a aussi
We deserve then to be tripped by molehills.
qui est en fait une sorte de résurgence d’une version antérieure des Vagues où il était explicitement dit que le cheval de Percival heurtait une taupinière avec son sabot, ce qui causait la chute
dans la version finale, c’est moins clair
le to be tripped est important, ce trébuchement
il donne l’idée de la petitesse, de la médiocrité de l’obstacle qui tue Percival, et à quel point c’est ironique
lui si fort, mais fragile au point d’être arrêté par un accroc insignifiant

comme d’habitude, je vais lire les traductions existantes
et (je cafte) pour cette phrase en particulier
Marguerite Yourcenar écrit "Nous méritons d’être écrasés comme une taupinière."
et juste avant
elle traduit And then, returning, "See where he comes !" I said.
par "Et puis il revenait. Et je m’exclamais, car l’univers en lui reconnaissait son maître."
(ce qui est quand même une très libre interprétation)
(j’ajoute aussi que, chez elle, Percival n’a pas joué au palet avec le colonel mais au football, mais ça n’est pas très grave)

par contre son choix de "Nous méritons d’être écrasés comme une taupinière" me chagrine
ce n’est pas ce que dit Neville

il ne dit pas seulement que nous ne sommes rien
pas seulement que nous méritons de finir balayés comme les poussières que nous sommes
Neville dit que nous nous heurtons aux plus petites aspérités du monde
et que notre faute est de ne pas les voir
de garder les yeux clos
We are infinitely abject, shuffling past with our eyes shut
notre faute, ce n’est pas d’être infimes, négligeables
c’est d’être insensibles

pendant que d’autres, comme Percival, caracolent
au point d’oublier les épines, les crevasses
pour eux, la punition sera de mourir en plein vol
cheval par-dessus tête, transpercés

évidemment c’est une mort injuste
qui rend la vie injuste
un garçon perd l’équilibre et vit, alors que Percival en meurt
(une farce, "un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" dixit Shakespeare)

le monde a chaviré
il a précipité Neville dans un lieu d’entre-deux
sorte de limbes, où les vivants avancent sans regard
dans ce lieu la seule sensation qui existe encore
c’est la douleur vorace
grâce à elle Neville peut atteindre Percival, juste un instant


 ma proposition

« Il est mort, dit Neville. Il est tombé. Son cheval a trébuché. Il a été désarçonné. Les voiles de l’univers ont chaviré et ont heurté mon crâne. Tout est fini. Les lumières du monde sont éteintes. Ici se dresse l’arbre que je ne peux pas dépasser.
Oh, froisser ce télégramme entre mes doigts – laisser la lumière du monde revenir pour qu’elle m’inonde –, se dire que rien n’est arrivé ! Mais à quoi bon secouer la tête ? La vérité est là. Les faits sont là. Son cheval a trébuché ; il a été désarçonné. Dans un éclair, les arbres, les barrières blanches, tout a basculé à l’envers, tout a été projeté. Un déferlement ; un martèlement dans ses oreilles. Puis le choc ; le monde fracassé ; il respirait difficilement. Il est mort là où il est tombé.
Les granges, les jours d’été à la campagne, les pièces où nous étions assis – tout repose maintenant dans un monde irréel, disparu. Mon passé a été coupé net. Ils se sont précipités. Ils l’ont porté dans un quelconque pavillon, des hommes avec des bottes, des hommes avec des casques coloniaux ; entouré d’inconnus, il est mort. La solitude et le silence souvent l’enveloppaient. Souvent, il s’éloignait de moi. Et puis il revenait, et je disais "Regardez qui arrive !"
Des femmes passent lentement sous mes fenêtres, comme si le gouffre qui coupe la rue en deux n’existait pas, comme si l’arbre indépassable, avec ses feuilles rigides, n’existait pas. Nous méritons donc de trébucher sur des taupinières. Nous sommes infiniment abjects, passant ainsi les yeux fermés. Mais moi, pourquoi dois-je me soumettre ? Pourquoi tenter de soulever le pied pour monter l’escalier ? Voilà où j’en suis ; ici, un télégramme en main. Le passé, les jours d’été et les pièces où nous sommes assis s’envolent, pareils à du papier brûlé troué par des yeux rouges. Retrouver qui, continuer quoi ? Pourquoi parler, manger, rencontrer d’autres gens ? À partir de maintenant, je suis seul. Plus personne ne saura qui je suis. Il me reste trois lettres ; "Je dois filer, un colonel m’attend pour une partie de palet, alors finissons là", et il termine notre amitié, disparaît dans la foule d’un signe de la main. Une farce, qui ne vaut pas qu’on la célèbre. Et pourtant, si quelqu’un avait dit "Attendez" et avait resserré sa sangle de trois crans – il aurait pu rendre la justice cinquante ans de plus, siéger au tribunal, chevaucher seul à la tête de ses troupes, dénoncer une tyrannie monstrueuse, et puis, il nous serait revenu.
Je le dis maintenant, il y a une grimace, il y a un subterfuge. Quelque chose ricane derrière nous. Un garçon a pratiquement perdu l’équilibre en sautant dans le bus. Percival est tombé ; il a été tué ; et il est enterré ; je regarde les gens passer ; accrochés fermement à la rambarde de l’omnibus ; déterminés à vivre.
Je ne vais pas soulever le pied pour monter sur la marche. Je resterai debout, encore un peu, sous l’arbre indépassable, seul, près de l’homme à la gorge tranchée, tandis qu’en bas le cuisinier s’active devant le four. Je ne monterai pas l’escalier. Nous sommes tous condamnés. Les femmes passent lentement tenant un sac à provisions. Les gens continuent de passer. Pourtant, tu ne me détruiras pas. En cet instant, unique instant, nous sommes ensemble. Je te serre contre moi. Viens ma douleur, viens me prendre pour te nourrir. Plante tes crocs dans ma chair. Déchire moi. Et je sanglote, je sanglote. »

.


( work in progress )

.

.

.

.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.