TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -120 ["Voilà le monde que Percival ne peut plus voir."]

lundi 9 octobre 2023, par C Jeanney

.

(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

.

.

.

.

.

(après Neville
c’est Bernard qui doit faire face à la mort de Percival)

 le passage original

’’Such is the incomprehensible combination,’ said Bernard, ’such is the complexity of things, that as I descend the staircase I do not know which is sorrow, which joy. My son is born ; Percival is dead. I am upheld by pillars, shored up on either side by stark emotions ; but which is sorrow, which is joy ? I ask, and do not know, only that I need silence, and to be alone and to go out, and to save our hour to consider what has happened to my world, what death has done to my world.
’This then is the world that Percival sees no longer. Let me look. The butcher delivers meat next door ; two old men stumble along the pavement ; sparrows alight. The machine then works ; I note the rhythm, the throb, but as a thing in which I have no part, since he sees it no longer. (He lies pale and bandaged in some room.) Now then is my chance to find out what is of great importance, and I must be careful, and tell no lies. About him my feeling was : he sat there in the centre. Now I go to that spot no longer. The place is empty.
’Oh yes, I can assure you, men in felt hats and women carrying baskets—you have lost something that would have been very valuable to you. You have lost a leader whom you would have followed ; and one of you has lost happiness and children. He is dead who would have given you that. He lies on a camp-bed, bandaged, in some hot Indian hospital while coolies squatted on the floor agitate those fans—I forget how they call them. But this is important ; "You are well out of it," I said, while the doves descended over the roofs and my son was born, as if it were a fact. I remember, as a boy, his curious air of detachment. And I go on to say (my eyes fill with tears and then are dry), "But this is better than one had dared to hope." I say, addressing what is abstract, facing me eyeless at the end of the avenue, in the sky, "Is this the utmost you can do ?" Then we have triumphed. You have done your utmost, I say, addressing that blank and brutal face (for he was twenty-five and should have lived to be eighty) without avail. I am not going to lie down and sweep away a life of care. (An entry to be made in my pocket-book ; contempt for those who inflict meaningless death.) Further, this is important ; that I should be able to place him in trifling and ridiculous situations, so that he may not feel himself absurd, perched on a great horse. I must be able to say, "Percival, a ridiculous name." At the same time let me tell you, men and women, hurrying to the tube station, you would have had to respect him. You would have had to form up and follow behind him. How strange to oar one’s way through crowds seeing life through hollow eyes, burning eyes.’



un passage qui provoque en moi bien des interrogations
parce qu’il y a des ambiguïtés
avec la question de qui s’adresse à qui

si on ne sait plus discerner le chagrin de la joie, est-ce que l’on sait encore à qui on parle quand on parle ?
tout ce qui est entre guillemets dans ce passage me cause souci
à qui Bernard parle-t-il ? à Percival ? à Dieu ? à lui-même ? aux trois en alternance ?

la preuve que ce passage est difficile
c’est une fois de plus les points de divergence entre les traductions existantes
par exemple M Yourcenar choisit de penser que Bernard s’adresse à Dieu (ce qui est son droit) et le clarifie dans le texte en ajoutant, après Then we have triumphed. la phrase "Je ne m’inclinerai pas devant Toi"
(avec T majuscule)

mais est-ce que le travail de traduction consiste à comprendre ce que l’on croit comprendre et à l’affirmer dans le texte, malgré le texte ?
je me demande s’il ne faut pas accepter de se laisser bousculer, accepter les zones incertaines
les flottements
et puis ce qui caractérise l’écriture de VW
c’est cette confiance qu’elle nous accorde, confiance en nos capacités à capter ce qui n’est ni évident ni appuyé

ce qui n’est pas ambigu en revanche, c’est à quel point Bernard reste l’homme des mots
il ne peut pas s’empêcher de sortit son carnet, de prendre en notes, de s’auto-analyser
il se voit dévasté par des sentiments contraires, troublé
mais il cherche comment utiliser ce trouble, comment en sortir quelque chose

il imagine déjà de quelle façon il va raconter Percival
I should be able to place him in trifling and ridiculous situations
c’est le nerf de sa vie, cette narration, et par extension le nerf de toutes les vies pour lui

ce qui ne devient pas source de mots n’existe pas
s’il veut garder Percival vivant, il faut l’écrire, l’écrire dans toutes les situations, même les plus ridicules, combattre l’absurde par l’absurde
pour donner à Percival une vie élargie, prolongée
faire en sorte qu’il ne reste pas coincé dans sa mort, sur un lit d’hôpital, sous une sorte d’éventail dont on ne connait même pas le nom
c’est terrible, d’oublier les noms
de ne plus savoir dire
ce qui est indicible est une vraie mort
Bernard sait comment gagner cette lutte contre la mort (we have triumphed) par l’écriture

il se coule en Percival et l’augmente
se coule en lui lorsqu’il ne voit pas plus que lui
a thing in which I have no part, since he sees it no longer
l’augmente par ses yeux, personnage et narrateur à la fois
the world that Percival sees no longer. Let me look

les questions que je me pose en traduisant ne sont que l’écho de ce qui passe pour Bernard
une sorte de miroir réfléchissant

aussi je laisse l’ambiguïté planer
c’est un moment de chaos
la peine et la joie se mêlent à un point tel qu’on ne sait plus à qui s’adresser
et c’est ce qui se passe, c’est ce qui s’écrit ici


 ma proposition

« Le cours des choses est si incompréhensible, elles sont d’une telle complexité qu’en descendant les escaliers je ne sais pas où est le chagrin, ni la joie. Mon fils est né ; Percival est mort. Je suis soutenu par des colonnes, étayé de chaque côté d’émotions fortes ; mais laquelle est le chagrin, laquelle la joie ? Je me le demande et je ne sais pas, je sais seulement qu’il me faut du silence, être seul, sortir, et prendre le temps d’examiner ce qui est arrivé, ce qu’a fait la mort à mon univers.
Voilà le monde que Percival ne peut plus voir. Laissez-moi regarder. Le boucher livre de la viande au voisin ; deux vieillards marchent en trébuchant sur le trottoir ; des moineaux se posent. Donc, la machine fonctionne ; je note le rythme, la pulsation, mais comme une chose à laquelle je ne peux pas prendre part, puisqu’il ne la voit pas. (Il est pâle, allongé et couvert de bandages dans une pièce.) C’est l’occasion pour moi de comprendre ce qui compte vraiment, je dois être attentif, ne pas mentir. Sur mon sentiment envers lui : il était là, assis au centre. Je n’irai plus à cet endroit, maintenant. La place est vide. 
Oh oui, je peux vous l’assurer, hommes en chapeaux de feutre, femmes avec vos paniers – vous avez perdu là quelque chose d’inestimable. Un chef derrière qui vous ranger ; et l’une de vous a perdu le bonheur, des enfants. Il est mort, celui qui les aurait donnés. Il est couché sur un lit de camp, dans la moiteur d’un hôpital en Inde, recouvert de bandages, tandis que des indigènes accroupis agitent ces sortes d’éventails – j’ai oublié comment on les appelle. Mais ce n’est pas important, "Tu es délesté de tout ça", c’est ce que je me suis dit pendant que les colombes descendaient sur les toits et que mon fils venait de naître, comme si c’était un fait, et je me suis souvenu de lui enfant, de son air curieusement détaché. Je continue (et mes yeux se remplissent de larmes, et puis s’assèchent), "on n’aurait pas osé espérer mieux". Et je lance à cette chose abstraite et aveugle dans le ciel, face à moi, au bout de l’avenue : "C’est ça, le mieux que tu puisses faire ?" "Alors, nous avons gagné. Tu as fait de ton mieux", c’est ce que je dis en direction de ce visage creux et cruel (il avait vingt-cinq ans, il aurait dû vivre jusqu’à quatre-vingts), mais ce sera en vain. Je ne vais pas passer une vie couchée, balayée de tout ce à quoi je tiens. (À noter dans le carnet, mépris envers ceux qui infligent une mort absurde.) Et plus profondément, c’est important : être capable de le placer dans des situations futiles, ridicules, pour que lui-même ne se sente pas absurde, perché sur son grand cheval. Pouvoir dire : "Percival, quel nom idiot !" Et en même temps, je vous l’assure, hommes et femmes qui courrez jusqu’à la station de métro, vous auriez dû avoir tant de respect pour lui. Vous auriez dû vous ranger derrière lui et le suivre. C’est si étrange de s’ouvrir un chemin dans la foule en regardant la vie avec des yeux vides, des yeux brûlants. »

.


( work in progress )

.

.

.

.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.