TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -156 ["Intérieurement, je ne sais rien."]

vendredi 15 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(après Jinny, au prise avec son visage dans le miroir, c’est Rhoda qui parle)

 le passage original

’There were lamp-posts,’ said Rhoda, ’and trees that had not yet shed their leaves on the way from the station. The leaves might have hidden me still. But I did not hide behind them. I walked straight up to you instead of circling round to avoid the shock of sensation as I used. But it is only that I have taught my body to do a certain trick. Inwardly I am not taught ; I fear, I hate, I love, I envy and despise you, but I never join you happily. Coming up from the station, refusing to accept the shadow of the trees and the pillar-boxes, I perceived, from your coats and umbrellas, even at a distance, how you stand embedded in a substance made of repeated moments run together ; are committed, have an attitude, with children, authority, fame, love, society ; where I have nothing. I have no face.
’Here in this dining-room you see the antlers and the tumblers ; the salt-cellars ; the yellow stains on the tablecloth. "Waiter !" says Bernard. "Bread !" says Susan. And the waiter comes ; he brings bread. But I see the side of a cup like a mountain and only parts of antlers, and the brightness on the side of that jug like a crack in darkness with wonder and terror. Your voices sound like trees creaking in a forest. So with your faces and their prominences and hollows. How beautiful, standing at a distance immobile at midnight against the railings of some square ! Behind you is a white crescent of foam, and fishermen on the verge of the world are drawing in nets and casting them. A wind ruffles the topmost leaves of primeval trees. (Yet here we sit at Hampton Court.) Parrots shrieking break the intense stillness of the jungle. (Here the trams start.) The swallow dips her wings in midnight pools. (Here we talk.) That is the circumference that I try to grasp as we sit together. Thus I must undergo the penance of Hampton Court at seven-thirty precisely.
’But since these rolls of bread and wine bottles are needed by me, and your faces with their hollows and prominences are beautiful, and the table-cloth and its yellow stains, far from being allowed to spread in wider and wider circles of understanding that may at last (so I dream, falling off the edge of the earth at night when my bed floats suspended) embrace the entire world, I must go through the antics of the individual. I must start when you pluck at me with your children, your poems, your chilblains or whatever it is that you do and suffer. But I am not deluded. After all these callings hither and thither, these pluckings and searchings, I shall fall alone through this thin sheet into gulfs of fire. And you will not help me. More cruel than the old torturers, you will let me fall, and will tear me to pieces when I am fallen. Yet there are moments when the walls of the mind grow thin ; when nothing is unabsorbed, and I could fancy that we might blow so vast a bubble that the sun might set and rise in it and we might take the blue of midday and the black of midnight and be cast off and escape from here and now.’



refusing to accept the shadow of the trees and the pillar-boxes
ces pillar-boxes je les connais, j’ai eu bien du mal à les traduire sans qu’elles génèrent un effet comique, surtout quand Bernard se cognait contre l’une d’elles, ce qui faisait naître en lui une sorte d’épiphanie
à ce moment-là, et pensant à la majesté de ces antiques boîtes aux lettres, rouges, sur pied, ouvragées, vernissées, (pas un cube de métal fatigué au clapet bordé du message "pas de pub merci") j’avais traduit pillar-boxe par "pilier de la poste royale"
mais ici, la boîte aux lettres n’est qu’un décor, pas un révélateur, pas cet obstacle qui a créé un choc, aussi je décide de la rendre discrète (anonyme en fait)

But I see the side of a cup like a mountain and only parts of antlers, and the brightness on the side of that jug like a crack in darkness with wonder and terror.
j’ai envie de transformer le but, "mais je vois", en "moi", "moi je vois"

et puis il y a la cup
là aussi c’est un choix, est-ce que c’est une simple tasse, quelque chose d’aussi petit, d’aussi anodin qu’une tasse
ou est-ce que c’est (parce que le décorum de la pièce en introduit la possibilité) quelque chose de plus monumental, comme une coupe

Here in this dining-room you see the antlers
the antlers : les bois d’un cerf
mais nous ne sommes pas au cœur d’une forêt, ces bois sont des trophées de chasse, il faudrait que j’ajoute de quoi mieux définir ce qui est vu
(car il me semble que c’est important, la parure d’animal sauvage figé sur un morceau de bois ciré, comme des idées toutes faites qu’on exhibe avec fierté, alors que ce sont des preuves de mort)
(c’est le contraire de ce qui se passait avec les boîtes aux lettres, ici le décor dit quelque chose)

comme je rame un peu, je vais voir comment les autres ont passé ce cap
Michel Cusin : "Ici dans cette salle à manger vous voyez les bois de cerfs et les gobelets ;"
(le respect pour la ponctuation d’origine est total, pour la construction et le vocabulaire aussi)
Cécile Wajsbrot : "Dans cette salle, vous voyez les trophées, les timbales ;"
(c’est plus sec, plus ramassé, et on voit les trophées, mais je ne sais pas pour les "timbales" qui résonne pour moi comme un terme enfantin — et VW le dit elle-même, un mot n’est jamais seul, il apporte tout un passée, un imaginaire avec lui, il a une vie propre, je ne peux pas retirer de moi l’impression que me donne un mot)
Marguerite Yourcenar : "Dans cette salle à manger, vous voyez les trophées de chasse suspendus au mur, et les verres sur la table, [et les salières, et les taches jaunes sur la nappe]"
la phrase mange la suivante sans marquer d’arrêt, et le trophée est encore plus explicite, "trophée de chasse", on ne peut pas le manquer
c’est ce qui m’embarrasse
j’ai envie qu’on puisse voir le trophée de chasse, mais je ne veux pas qu’il soit nommé, je veux qu’apparaissent les bois des cerfs, parce qu’ils reviennent ensuite dans le texte avec But I see the side of a cup like a mountain and only parts of antlers, c’est un détail précis, pas un simple ornement, une porte vers l’animalité, alors que "trophée de chasse" est une porte vers la "civilisation", l’acte de domination
je veux dire la présence animale, pas la présence humaine
je suis donc tiraillée entre dire "assez" pour que soit mieux compris ce qui est vu (c’est-à-dire au final dire plus que Michel Cusin), et ne pas dire "trop" (c’est-à-dire moins que Cécile Wajsbrot et Marguerite Yourcenar)
je tente un truc à ma sauce
(ce qui est en fait la technique adoptée par chacun, tenter de faire à sa sauce)

une fois de plus j’ai du mal à respecter la ponctuation (il va falloir que je l’accepte)

je relis à la fin ce à quoi j’aboutis avec ma traduction
ça me fait l’effet d’un grand calme
Rhoda est ainsi (je la vois ainsi)
fiévreuse mais calme
friable mais détachée
parce qu’elle a accepté de ne pas être ce qu’il faudrait être
de ne pas, intérieurement, se soumettre
parce qu’elle donne des gages de "bonne conduite"
elle a le droit d’être calme
comme si elle avait fait sa part
et que le reste n’était pas de sa responsabilité

elle dit qu’elle est certaine qu’ils la tailleront en pièces
mais est-ce que ce n’est pas "prêcher le faux pour savoir le vrai"
ou ce que font les pessimistes
envisager le pire pour ne pas être déçu si jamais il arrivait
(alors qu’au fond, c’est le contraire du pire qu’on espère, secrètement)

et elle le dit à la fin :
tout pourrait être différent

c’est peut-être le mince espoir qu’elle garde au fond
que les choses se transfigurent
que des perroquets bariolés s’agitent, face aux cadavres de cerfs cloués aux murs
que sa solitude ne soit qu’une vue de l’esprit, quelque chose pris dans cette sorte de gangue où croupissent les idées arrêtées sur l’éducation, l’amour, la réussite
et qu’au fond, eux tous, les amis autour de la table, n’aient pas changé
(où sont les enfants qui imaginaient la jungle dans les noisetiers, est-ce qu’ils sont encore là, est-ce qu’on peut leur parler, entre deux bouchées, deux verres de vin)

peut-être qu’avec mes choix, j’insiste trop sur le verbe "fuir" à la fin en regard du texte
en le répétant, comme si j’articulais pour qu’il s’imprime
mais, pour ma défense, c’est que c’est un verbe très petit à l’œil, seulement 4 lettres
que ce que fait et pense Rhoda est très petit à l’œil, très discret (elle dit I have no face)
et que c’est pourtant diablement fort, et important
(alors j’insiste
et je ne dis pas que j’ai raison de le faire
mais ça me vient comme ça
avec l’impression d’accompagner le calme fiévreux, insistant, de Rhoda)


 ma proposition

« Il y avait des réverbères, dit Rhoda, et sur le chemin, depuis la gare, les arbres n’avaient pas tout à fait perdu leurs feuilles. Celles qui restaient auraient pu me cacher. Mais je ne me suis pas cachée. J’ai marché droit vers vous, au lieu de dessiner ces cercles qui m’aident à éviter le choc des émotions, ce que je fais d’habitude. C’est seulement une astuce que mon corps a appris. Intérieurement, je ne sais rien ; je vous crains, je vous hais, je vous aime, je vous envie, je vous méprise, et jamais je ne suis heureuse de vous retrouver. En venant de la gare, tandis que je refusais l’ombre des arbres et des poteaux, j’ai pu percevoir à travers vos manteaux, vos parapluies, même de loin, à quel point vous êtes pris dans ce magma de moments répétés qui s’entrelacent ; vous êtes déterminés, avec votre point de vue, sur les enfants, l’autorité, la gloire, l’amour, la société ; là où moi je n’ai rien. Je n’ai pas de visage.
Ici, dans cette salle à manger, vous pouvez voir des ramures de cerfs sur leurs socles, et des verres ; des salières ; des taches jaunes sur la nappe. "Garçon !" dit Bernard. "Du pain !" dit Suzanne. Et le garçon vient ; il apporte du pain. Moi, je ne vois que la moitié de la coupe, c’est une montagne, et rien qu’une partie des bois de cerfs, et la lueur sur le ventre de la cruche fissure les ténèbres, merveilleuse, terrifiante. Vos voix sonnent comme craquent les arbres de la forêt. Et vos visages aussi, avec leurs reliefs et leurs creux. Comme ils sont beaux, lorsqu’on se tient immobile, à distance, appuyé dans le noir contre les grilles d’un square ! Derrière vous se dessine un croissant blanc d’écume, et des pêcheurs du bout du monde tirent leurs filets et les relancent. Un vent secoue les feuilles les plus hautes d’une forêt ancestrale. (Pourtant, nous sommes ici à Hampton Court.) Des cris de perroquets brisent le calme intense de la jungle. (Ici, les tramways démarrent.) L’hirondelle, au milieu de la nuit, trempe ses ailes dans l’étang. (Nous parlons.) Voilà le territoire que je tente de délimiter lorsque nous sommes assis ensemble. Et pour cela je dois subir la pénitence de Hampton Court, à sept heures trente précises.
Mais puisque ce pain et ces bouteilles de vin me sont nécessaires, et que vos visages sont beaux avec leurs reliefs et leurs creux, et puisque la nappe est tachée de jaune, au lieu d’accroître ma compréhension du monde en cercles de plus en plus larges qui viendraient enfin (j’en rêve la nuit, je tombe du bord de la terre pendant que mon lit flotte, suspendu) embrasser l’entièreté du monde, je suis obligée d’en passer par ce que l’individu a de risible. Et d’abord endurer que vous me lanciez à la figure vos enfants, vos poèmes, vos engelures ou peu importe ce qui vous arrive ou ce que vous faites. Mais je ne me fais pas d’illusions. Après avoir été sollicitée, agacée et interrogée de tous côtés, je tomberai seule au travers du drap mince dans un gouffre de feu. Et vous ne m’aiderez pas. Plus cruels que les bourreaux d’antan, vous me laisserez dégringoler et vous me taillerez en pièces pendant ma chute. Il arrive pourtant que les parois de nos pensées se fassent plus minces ; elles peuvent alors tout absorber et là je peux imaginer que nous soufflons une bulle si grande qu’elle pourrait contenir le soleil qui se couche, le soleil qui se lève, et nous saurions nous emparer du bleu du plein midi et du noir de la nuit avant de larguer les amarres pour fuir, fuir d’ici et de maintenant. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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