TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -162 ["même maintenant, même en dormant"]

vendredi 29 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(à la suite de la soirée où tous étaient réunis, Bernard va conclure ce chapitre
c’est-à-dire qu’après son monologue, la course du soleil reprendra au-dessus des vagues, et ceci pour la dernière fois)

 le passage original

’Let us stay for a moment,’ said Bernard, ’before we go. Let us pace the terrace by the river almost alone. It is nearly bed-time. People have gone home. Now how comforting it is to watch the lights coming out in the bedrooms of small shopkeepers on the other side of the river. There is one—there is another. What do you think their takings have been to-day ? Only just enough to pay for the rent, for light and food and the children’s clothing. But just enough. What a sense of the tolerableness of life the lights in the bedrooms of small shopkeepers give us ! Saturday comes, and there is just enough to pay perhaps for seats at the Pictures. Perhaps before they put out the light they go into the little garden and look at the giant rabbit crouched in its wooden hut. That is the rabbit they will have for Sunday dinner. Then they put out the light. Then they sleep. And for thousands of people sleep is nothing but warmth and silence and one moment’s sport with some fantastic dream. "I have posted my letter," the greengrocer thinks, "to the Sunday newspaper. Suppose I win five hundred pounds in the football competition ? And we shall kill the rabbit. Life is pleasant. Life is good. I have posted the letter. We shall kill the rabbit." And he sleeps.
’That goes on. Listen. There is a sound like the knocking of railway trucks in a siding. That is the happy concatenation of one event following another in our lives. Knock, knock, knock. Must, must, must. Must go, must sleep, must wake, must get up—sober, merciful word which we pretend to revile, which we press tight to our hearts, without which we should be undone. How we worship that sound like the knocking together of trucks in a siding !
’Now far off down the river I hear the chorus ; the song of the boasting boys, who are coming back in large charabancs from a day’s outing on the decks of crowded steamers. Still they are singing as they used to sing, across the court, on winters’ nights, or with the windows open in summer, getting drunk, breaking the furniture, wearing little striped caps, all turning their heads the same way as the brake rounded the corner ; and I wished to be with them.
’What with the chorus, and the spinning water and the just perceptible murmur of the breeze we are slipping away. Little bits of ourselves are crumbling. There ! Something very important fell then. I cannot keep myself together. I shall sleep. But we must go ; must catch our train ; must walk back to the station—must, must, must. We are only bodies jogging along side by side. I exist only in the soles of my feet and in the tired muscles of my thighs. We have been walking for hours it seems. But where ? I cannot remember. I am like a log slipping smoothly over some waterfall. I am not a judge. I am not called upon to give my opinion. Houses and trees are all the same in this grey light. Is that a post ? Is that a woman walking ? Here is the station, and if the train were to cut me in two, I should come together on the farther side, being one, being indivisible. But what is odd is that I still clasp the return half of my ticket to Waterloo firmly between the fingers of my right hand, even now, even sleeping.’



Let us pace the terrace by the river almost alone
pace, ce n’est pas simplement marcher, c’est arpenter, faire les cent pas
c’est d’abord ce que je choisis pour le traduire ("faisons les cent pas"), mais ça donne une idée un peu faussée de ce qui se passe : on a l’habitude de tracer un signe égal entre faire les cent pas et réfléchir pour résoudre un problème, ce qui n’est pas tout à fait le cas ici
Bernard veut continuer de marcher avec les autres, il veut poursuivre le moment, car il sent que certaines choses se mettent en place, des choses qui n’étaient pas là, ou pas dites précédemment
je choisis "marcher de long en large" qui s’apparente plus à une attente dans mon esprit

the giant rabbit
la taille du lapin n’est pas qu’un détail
un lapin géant dans un petit jardin, little garden, on voit tout de suite son importance
normalement je devrais traduire par le nom d’un lapin d’une race spécifique, un giant rabbit c’est ce qu’on appelle le géant des Flandres, mais cette précision perd un peu la lecture de ce qui doit faire focus

Suppose I win five hundred pounds in the football competition ?
là, c’est vraiment un détail, que j’indique après-coup (au moment de regarder comment les autres traductions ont travaillé), parce que ça m’a fait sourire de voir ce qu’entend, au sens comprendre, ou intégrer, Marguerite Yourcenar
visiblement, la mention d’un concours de football l’embarrasse (pas assez élégant ?)
au point qu’elle ajoute du texte
dans "I have posted my letter," the greengrocer thinks, "to the Sunday newspaper.
"J’ai envoyé au directeur du journal illustré la solution du problème de samedi, se dit le petit marchand de légumes."
texte qu’elle enlève dans Suppose I win five hundred pounds in the football competition ?
"C’est peut-être moi qui gagnerai les cinq mille francs du concours."
peut-être que Marguerite Yourcenar n’aimait pas les jeux de ballons
(en tout cas, Michel Cusin et Cécile Wajsbrot traduisent sans états d’âme) (je ne peux donc pas me prononcer sur les rapports qu’ils entretiennent avec le sport)

j’ai un souci avec deux verbes
c’est le press de sober, merciful word which we pretend to revile, which we press tight to our hearts
et le clasp de I still clasp the return half of my ticket to Waterloo
en relisant mon texte, je réalise que j’ai utilisé deux fois pour les traduire le même verbe, "serrer"
et je suis très attentive à ça, aux répétitions
lorsque VW utilise le même mot deux fois dans un même passage ou dans le même paragraphe, je sais qu’il y a une bonne raison, que ça dit quelque chose
mais là, c’est moi, moi qui répète un verbe, pas elle
c’est-à-dire que ma traduction fait se rejoindre deux images
-les mots serrés contre le cœur, car sans eux nous n’existons pas
-et le billet de train, le billet retour, celui qui permet de revenir à cet endroit, de ne pas couper les ponts avec les autres et ce qui les tient, le billet qui acte la continuation, la filiation, qui ne tranche pas le cordon
ces deux images ne communiquent pas et je ne veux pas en donner l’idée
aussi je dois changer un des deux "serré"

c’est la fin du chapitre
Bernard, avec le billet de train, dit à quel point tous sont liés, indéfectiblement
mais il nous fait comprendre, prenant ce train, que chacun va s’organiser séparément, ou plutôt continuer de le faire

là où j’en suis (de ma traduction, depuis la page numéro 1), je vois les personnages comme des graines très rapprochées qui ont germé et se sont développées, branches et racines, individuellement, mais dans le même terreau
ici, on prend acte, avec une sorte de "nous avons été, vivants, ensemble" et de "nous nous reconnaissons, et nous continuerons à nous reconnaître, mais nos mains s’étreignent difficilement, car nos branches et nos racines ont pris des trajectoires si variées"
mais avec ses derniers mots, even now, even sleeping, Bernard fait jouer l’écartement du temps et de l’espace
comme si le "maintenant", ce now, ne disparaissait pas (et ne disparaîtrait jamais, peut-être)
et comme si sommeil et rêve (ce territoire indéfinissable de la conscience ou de la semi-conscience) allaient rester en leur possession comme le lieu toujours libre d’accès où être ensemble

ce n’est pas vraiment un adieu
on ne quitte pas un paysage tant qu’on sait qu’il est là, qu’il existe
(par exemple, moi qui habite près de la mer, je n’ai pas besoin d’aller la voir pour savoir qu’elle est là, et ça doit être la même chose lorsqu’on habite près d’une montagne, ce sentiment de faire partie d’un espace qui s’exonère du fait de l’arpenter)
il me semble que c’est ce qui se passe ici, aux yeux de Bernard, le paysage que tous forment, même devenu inaccessible dans la réalité, reste

on peut voir Les Vagues comme une fresque
d’habitude, ce genre de vocabulaire pour qualifier un texte est une sorte de description hâtive (en gros, il y a plein de monde et il se passe des tonnes de choses) (fresque historique)
là c’est une fresque au sens premier, des scènes, des tracés, des parties estompées, les aspérités et les trous dans le mur, l’humidité qui transforme, déforme les visages et les gestes
c’est le mot "fresque" dans son présent, al fresco
quelqu’un, chaque jour — et on appelle le travail de chaque jour une giornata — a peint sans possibilité de repentir, en se laissant porter par les formes, les couleurs, les mouvements, les vagues


 ma proposition

« Prenons un instant, dit Bernard, avant de partir. Marchons de long en large sur l’esplanade au bord de l’eau où nous sommes presque seuls. C’est bientôt l’heure de dormir. Les gens sont rentrés chez eux. Comme c’est réconfortant de voir les lumières briller aux fenêtres des chambres de boutiquiers de l’autre côté du fleuve. En voilà une — et là, une autre. Que pensez-vous qu’ils aient gagné aujourd’hui ? Juste de quoi payer le loyer, la lumière, la nourriture, les vêtements des enfants. Pas plus. Et avec les lumières de ces petits commerces, c’est le sentiment que la vie est supportable qui s’offre à nous ! Samedi arrive, ils ont peut-être de quoi s’acheter une place de cinéma. Peut-être qu’avant d’éteindre les lampes, ils vont dans leur petit jardin, ils regardent l’énorme lapin couché dans son clapier. C’est ce lapin qui fera le repas du dimanche. Puis ils éteignent la lumière. Et ils dorment. Pour des milliers de gens, le sommeil n’est que tiédeur, silence, et l’occasion de s’amuser d’un rêve fantastique. "J’ai posté ma lettre au journal du dimanche, pense le marchand de légumes. Supposons que je gagne cinq cents livres avec le concours de football ? On pourra tuer le lapin. La vie est agréable. La vie est belle. J’ai posté ma lettre. On tuera le lapin." Et il dort.
Et cela continue. Écoutez. Ces chocs qui résonnent l’un après l’autre, ce sont ceux de wagons qu’on raccroche sur les rails d’une voie de garage. L’heureux enchaînement des événements l’un après l’autre dans nos vies. Clac, clac, clac. Il faut, il faut, il faut. Il faut partir, il faut dormir, il faut se réveiller, il faut se lever — des mots simples, bienveillants, que nous faisons mine de détester mais que nous pressons fermement contre nos cœurs, car sans eux nous n’existons pas. Comme nous l’adorons, ce son qui rappelle le choc du wagon raccroché au suivant sur les rails !
Et maintenant, plus loin en aval du fleuve, j’entends chanter ; c’est le chœur de jeunes garçons qui s’en reviennent, bravaches, d’une excursion à la mer où ils ont passé la journée sur le pont d’un bateau bondé. Ils chantent, comme ils chantaient en traversant la cour les soirs d’hiver, ou bien, fenêtres ouvertes l’été, ils s’enivraient et ils cassaient les meubles et, coiffés d’une petite casquette à rayures, ils tournaient la tête tous ensemble du même côté quand la voiture prenait le virage ; et je voulais être avec eux.
Avec le chœur, les tourbillons de l’eau et le murmure à peine perceptible de la brise, voilà que nous filons. Effrités, en petits morceaux. Et là ! Quelque chose de très important vient de tomber. Je ne peux plus être entier. Je vais dormir. Mais nous devons partir, il le faut ; il faut prendre le train ; il faut revenir à pied à la gare – il faut, il faut, il faut. Nous ne sommes que des corps qui courront côte à côte. Je n’existe que dans la plante de mes pieds et les muscles fatigués de mes cuisses. On dirait que nous marchons depuis des heures. Mais où ? Je me m’en souviens pas. Je suis comme un rondin de bois qui glisse doucement jusqu’aux rebords d’une cascade. Je ne suis pas juge. Je ne suis pas appelé à donner mon opinion. Les maisons et les arbres se ressemblent tous sous cette lumière grise. Qu’est-ce que c’est, un poteau ? Et ça, une femme qui marche ? Voici la gare, et si le train venait me fendre en deux je me reformerais de l’autre côté, car je suis un, je suis indivisible. Mais, ce qui est étrange, c’est que je garde serré entre les doigts de ma main droite mon billet de retour pour Waterloo, même maintenant, même en dormant. »

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( work in progress )

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