TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -179 ["Mais elle se trompe. Ce n’est pas l’âge"]

jeudi 22 février 2024, par C Jeanney

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(au cours du repas, et après avoir exprimé ce qu’est le pouvoir des mots pour lui, Bernard raconte au convive muet qui lui fait face son retour à Londres)

 le passage original

’The train came in. Lengthening down the platform, the train came to a stop. I caught my train. And so back to London in the evening. How satisfactory, the atmosphere of common sense and tobacco ; old women clambering into the third-class carriage with their baskets ; the sucking at pipes ; the good nights and see you tomorrows of friends parting at wayside stations, and then the lights of London—not the flaring ecstasy of youth, not that tattered violet banner, but still the lights of London all the same ; hard, electric lights, high up in offices ; street lamps laced along dry pavements ; flares roaring above street markets. I like all this when I have despatched the enemy for a moment.
’Also I like to find the pageant of existence roaring, in a theatre for instance. The clay-coloured, earthy nondescript animal of the field here erects himself and with infinite ingenuity and effort puts up a fight against the green woods and green fields and sheep advancing with measured tread, munching. And, of course, windows in the long grey streets were lit up ; strips of carpet cut the pavement ; there were swept and garnished rooms, fire, food, wine, talk. Men with withered hands, women with pearl pagodas hanging from their ears, came in and went out. I saw old men’s faces carved into wrinkles and sneers by the work of the world ; beauty cherished so that it seemed newly sprung even in age ; and youth so apt for pleasure that pleasure, one thought, must exist ; it seemed that grass-lands must roll for it ; and the sea be chopped up into little waves ; and the woods rustle with bright-coloured birds for youth, for youth expectant. There one met Jinny and Hal, Tom and Betty ; there we had our jokes and shared our secrets ; and never parted in the doorway without arranging to meet again in some other room as the occasion, as the time of the year, suggested. Life is pleasant ; life is good. After Monday comes Tuesday, and Wednesday follows.
’Yes, but after a time with a difference. It may be that something in the look of the room one night, in the arrangement of the chairs, suggests it. It seems comfortable to sink down on a sofa in a corner, to look, to listen. Then it happens that two figures standing with their backs to the window appear against the branches of a spreading tree. With a shock of emotion one feels "There are figures without features robed in beauty." In the pause that follows while the ripples spread, the girl to whom one should be talking says to herself, "He is old." But she is wrong. It is not age ; it is that a drop has fallen ; another drop. Time has given the arrangement another shake. Out we creep from the arch of the currant leaves, out into a wider world. The true order of things—this is our perpetual illusion—is now apparent. Thus in a moment, in a drawing-room, our life adjusts itself to the majestic march of day across the sky.



j’ai du mal avec ce passage
qui est pourtant court et n’a pas un vocabulaire inaccessible
je n’arrive pas à traduire sans comprendre ce qui se passe — ce qui se passe réellement, pas les détails d’une narration

je crois comprendre pourquoi je n’arrive pas à comprendre
il y a une révélation
qui n’est pas exprimée clairement

le troisième paragraphe finit sur cette révélation
elle est impalpable
c’est un sentiment qui fait sortir de soi, une illumination
tout semble si simple tout à coup
c’est inexprimable

il y a une sorte de "montée en puissance", de petits détails (narratifs) s’ajoutent les uns aux autres, et c’est cette confluence de tous les détails qui va opérer cette révélation

donc, pour comprendre ce qui se passe, et quelle est cette révélation, je dois examiner les détails un par un

d’abord, "d’où elle vient" (en amont : on retrouve la ville de Londres après être allé à la campagne pour rencontrer Susan, la vie n’avait pas de sens, pourquoi continuer, pourquoi tout recouvrir, les fruits sous leurs filets et les morts dans leurs tombes (Percival), pourquoi tout accepter ainsi, la dictature de la nature, elle tue, elle oblige, elle soumet, et nous sommes ses victimes muettes, sauf si nous nous rebellons par les mots, grâce aux mots, les mots qui fondent l’existence, la sienne propre et celle de tout ce qui se trouve devant nos yeux, et même au-delà)

il y a les lumières de "la civilisation" (on sort de la campagne)
hautes, artificielles, sans chaleur
elles ne sont pas the flaring ecstasy of youth, not that tattered violet banner
c’est-à-dire qu’elles ne disent pas la lutte
(la lutte, ça manifeste, la bannières violettes — peut-être celles des suffragettes — sont déchirées)
ce sont des lumières établies, statiques, immuables
pas des lumières en mouvement, mais des lumières qui délimitent (le travail, high up in offices) qui enlacent donc emprisonnent (street lamps laced along dry pavements) sèchement, qui éclairent la rue par leurs rectangles lumineux, allongés comme des tapis (strips of carpet cut the pavement), donc des lumières qui s’organisent et soumettent autant qu’elles se soumettent (à un ordre)
pas de combat ici

après les lumières, les gens
vieux
leurs vieilles mains, leurs vieux visages (withered hands, old men’s faces carved into wrinkles and sneers)
et ils font semblant d’être jeunes (it seemed newly sprung even in age)
mais c’est faux

et s’il y a une jeunesse dans ces salons, elle ne pense qu’à elle, elle croit que monde entier s’organise pour elle, les oiseaux, les forêts, la mer
(it seemed that grass-lands must roll for it ; and the sea be chopped up into little waves ; and the woods rustle with bright-coloured birds for youth, for youth expectant)
elle n’est tournée que vers elle-même

on plaisante, on s’amuse, on propose de se revoir, selon les saisons, sans rien décider, sans rien choisir, tout n’est que suggestions, et on les suit, les canaux sont tracés
(as the occasion, as the time of the year, suggested)

on reproduit le même agencement, immuable, des jours qui se succèdent aux jours, identiques, et on s’en satisfait
(Life is pleasant ; life is good. After Monday comes Tuesday, and Wednesday follows.)

et puis quelque chose se passe, on va avoir accès à un événement "neuf"
(after a time with a difference)

deux silhouettes tournant le dos à la fenêtre (donc ne regardant pas dehors, ne voyant rien du monde extérieur, comme refermées sur elles-mêmes)
on pense qu’elles sont des "figures without features robed in beauty"
on est prêt à leur donner cette qualité d’existence, cette poésie
puis l’une d’elles montre qu’elle fait fausse route, elle se trompe
(the girl to whom one should be talking says to herself, "He is old." But she is wrong)

elle se trompe, elle croit identifier la vieillesse
alors qu’il s’agit de gouttes de temps qui tombent l’une après l’autre
alors qu’il s’agit d’être, d’exister, avec l’écoulement goutte à goutte du temps
qui est là depuis toujours, Bernard le sait

cette jeunesse de salon ne montre aucune clairvoyance
elle croit en une permanence, elle croit qu’il faut maquiller la vieillesse pour la faire disparaître
elle croit que le temps ne s’écoule pas (ou bien elle ne veut pas le savoir)
elle est aussi limitée et statique que les lumières qui s’étalent en tapis

ce que je crois comprendre
c’est que ces trois paragraphes sont l’écho des trois paragraphes précédents, à la campagne
tout est toujours recouvert
rendu muet sous des filets, ou maquillé

et les humains ont beau combattre leur origine terrienne
(The clay-coloured, earthy nondescript animal of the field here erects himself and with infinite ingenuity and effort puts up a fight against the green woods and green fields and sheep advancing with measured tread, munching)
ils en sont toujours au même point, on pourrait dire qu’ils continuent de marcher en broutant dans les salons

ils refusent le temps, ses gouttes, refusent de vieillir, refusent "d’en être"

Bernard, lui (et d’autres comme lui, d’où ce we) accepte de voir le changement, la modification
accepte de voir les gouttes du temps tomber
donc d’une certaine façon accepte de "prendre en main", de se coltiner à
(ce qu’on ne voit pas ou qu’on refuse de voir ne peut pas être affronté)

ceux-là, ceux comme Bernard, sortent de la structure établie et statique
même si c’est difficile
(car ils rampent) vers un panorama bien plus étendu
(Out we creep [...] out into a wider world)
et ils sont prêts à tout, en totalité
(la terre et son mouvement, l’arc du jour, le ciel, the majestic march of day across the sky)

ainsi, l’ordre des choses (les lumières à leurs places, jeunes et vieux à leurs places) n’est qu’apparence et illusion
(The true order of things—this is our perpetual illusion)
voilà la révélation

l’ordre des choses et son acceptation, voilà l’ennemi qu’on avait écarté un moment
(I like all this when I have despatched the enemy for a moment)

je ne sais pas si c’est la bonne interprétation, mais si elle me permet de traduire, c’est-à-dire "d’aller vers", je prends

il y a le laced de street lamps laced along dry pavements
on doit sentir qu’il y a attache, que c’est noué, enchaîné presque

et je vois que le roaring de flares roaring above street markets
se retrouve dans the pageant of existence roaring
(si les vies des gens produisent les mêmes sons que les lumières, les lumières dures, artificielles, imposées, c’est bien qu’ils se ressemblent)
c’est pourquoi je décide de garder le même verbe dans les deux phrases

dans it seemed that grass-lands must roll for it ; and the sea be chopped up into little waves
je décide de faire comme si le for it était répété après little waves
et je cherche longtemps comment bien traduire chopped
(émincé, coupé en dés, un terme culinaire qui est ici assez violent finalement, la jeunesse trouve son plaisir en découpant la mer, elle rejette le fluide, la nuance changeante, le flot qui roule)

pour and the woods rustle with bright-coloured birds for youth
je passe par-dessus ma "nature", j’ai du mal à écrire "froufroute" pour rustle
(ce qui est pourtant le sens du verbe), mais il le faut, cette jeunesse-là ne s’intéresse qu’à la surface des choses et à leur esthétique, une forêt de rubans et de volants lui va très bien)

(à suivre)


 ma proposition

Le train arrivait. S’étirant le long du quai, il s’arrêta. J’ai pris mon train. Et donc, retour à Londres dans la soirée. Qu’elle est plaisante, cette atmosphère de bon sens et de tabac ; les vieilles femmes qui montent dans le wagon de troisième classe avec leurs paniers ; les pipes sur lesquelles on tire ; les bonnes nuits et les à demain des amis qui se séparent dans les gares de banlieue, puis les lumières de Londres – pas cet élan chaud de la jeunesse, pas ces lambeaux de banderoles violettes, mais tout de même, les lumières de Londres ; dures, électriques, dans les hauteurs des bureaux ; dans les lampadaires amarrés le long des trottoirs secs ; dans les lueurs qui grondent au-dessus des allées du marché. J’aime tout cela quand j’écarte l’ennemi un instant.
J’aime aussi retrouver le grondement du spectacle de la vie, dans un théâtre par exemple. L’animal terrien, celui des champs, couleur de glaise et indistinct, se dresse ici avec une ingéniosité infinie, mettant tous ses efforts dans la bataille contre les forêts, les pâtures et le pas mesuré des moutons qui avancent en broutant. Et bien sûr, les fenêtres des longues rues grises allumées ; découpant des tapis sur le trottoir ; il y avait des salons entretenus et garnis, du feu, de la nourriture, du vin, des conversations. Des hommes aux mains ratatinées, des femmes avec des pagodes de perles suspendues aux oreilles qui entraient et sortaient. J’ai vu des visages de vieillards que le travail du monde avait sculpté de rides et de rictus ; et la beauté chérie au point qu’elle semble à peine éclose, même dans la vieillesse ; et la jeunesse disposée à tel point au plaisir que le plaisir, on le pense, existe certainement ; à croire que les prairies sont déroulées pour elle ; que la mer se taillade de petites vagues pour elle ; que les forêts froufroutent d’oiseaux aux couleurs vives pour la jeunesse, la jeunesse qui attend. Là-bas, on rencontrait Jinny et Hal, Tom et Betty ; là-bas, nous avions nos plaisanteries et nos secrets à échanger ; et nous ne nous séparions jamais sur le pas de la porte sans projeter un autre rendez-vous dans un autre salon, à l’occasion, selon le moment de l’année, ses suggestions. La vie est agréable ; la vie est belle. Après le lundi vient le mardi, et le mercredi suit.
Oui, mais après un certain temps, avec une différence. Il peut y avoir quelque chose dans l’aspect du salon un soir, dans l’agencement des chaises, ce qu’elles suggèrent. Il semble confortable d’aller s’asseoir sur un canapé dans un coin, de regarder, d’écouter. Et il arrive que deux silhouettes se dressent dos à la fenêtre devant un arbre qui étend ses branches. Sous le coup de l’émotion on se dit "Il y a des silhouettes sans visages que la beauté recouvre". Dans la pause qui suit, tandis que les ondes se propagent, la fille à qui l’on devrait parler se dit : "Il est vieux." Mais elle se trompe. Ce n’est pas l’âge ; c’est qu’une goutte est tombée ; une autre goutte. Le temps a donné à ce qui s’agence encore une autre secousse. Nous sortons en rampant de l’arche des groseilliers feuillus, vers un monde plus vaste. L’ordre véritable des choses – qui est perpétuelle illusion – se voit à présent. C’est ainsi qu’en un instant, dans un salon, notre vie s’ajuste à la marche majestueuse du jour à travers le ciel.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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