TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -180 ["C’est étrange comme le mort nous saute dessus"]

mardi 27 février 2024, par c jeanney

.

.

.

.

.

(toujours au cours du repas où Bernard s’adresse à un inconnu qui ne dit rien, et après avoir raconté son retour à Londres, Bernard donne maintenant un aperçu de ses retrouvailles avec Neville)

 le passage original

’It was for this reason that instead of pulling on my patent-leather shoes and finding a tolerable tie, I sought Neville. I sought my oldest friend, who had known me when I was Byron ; when I was Meredith’s young man, and also that hero in a book by Dostoevsky whose name I have forgotten. I found him alone, reading. A perfectly neat table ; a curtain pulled methodically straight ; a paper-knife dividing a French volume—nobody, I thought, ever changes the attitude in which we saw them first, or the clothes. Here he has sat in this chair, in these clothes, ever since we first met. Here was freedom ; here was intimacy ; the firelight broke off some round apple on the curtain. There we talked ; sat talking ; sauntered down that avenue, the avenue which runs under the trees, under the thick-leaved murmuring trees, the trees that are hung with fruit, which we have trodden so often together, so that now the turf is bare round some of those trees, round certain plays and poems, certain favourites of ours—the turf is trodden bare by our incessant unmethodical pacing. If I have to wait, I read ; if I wake in the night, I feel along the shelf for a book. Swelling, perpetually augmented, there is a vast accumulation of unrecorded matter in my head. Now and then I break off a lump, Shakespeare it may be, it may be some old woman called Peck ; and say to myself, smoking a cigarette in bed, "That’s Shakespeare. That’s Peck"—with a certainty of recognition and a shock of knowledge which is endlessly delightful, though not to be imparted. So we shared our Pecks, our Shakespeares ; compared each other’s versions ; allowed each other’s insight to set our own Peck or Shakespeare in a better light ; and then sank into one of those silences which are now and again broken by a few words, as if a fin rose in the wastes of silence ; and then the fin, the thought, sinks back into the depths, spreading round it a little ripple of satisfaction, content.
’Yes, but suddenly one hears a clock tick. We who had been immersed in this world became aware of another. It is painful. It was Neville who changed our time. He, who had been thinking with the unlimited time of the mind, which stretches in a flash from Shakespeare to ourselves, poked the fire and began to live by that other clock which marks the approach of a particular person. The wide and dignified sweep of his mind contracted. He became on the alert. I could feel him listening to sounds in the street. I noted how he touched a cushion. From the myriads of mankind and all time past he had chosen one person, one moment in particular. A sound was heard in the hall. What he was saying wavered in the air like an uneasy flame. I watched him disentangle one footstep from other footsteps ; wait for some particular mark of identification and glance with the swiftness of a snake at the handle of the door. (Hence the astonishing acuteness of his perceptions ; he has been trained always by one person.) So concentrated a passion shot out others like foreign matter from a still, sparkling fluid. I became aware of my own vague and cloudy nature full of sediment, full of doubts, full of phrases and notes to be made in pocket-books. The fold of the curtain became still, statuesque ; the paper-weight on the table hardened ; the threads on the curtain sparkled ; everything became definite, external, a scene in which I had no part. I rose, therefore ; I left him.
’Heavens ! how they caught me as I left the room, the fangs of that old pain ! the desire for someone not there. For whom ? I did not know at first ; then remembered Percival. I had not thought of him for months. Now to laugh with him, to laugh with him at Neville—that was what I wanted, to walk off arm-in-arm together laughing. But he was not there. The place was empty.
’It is strange how the dead leap out on us at street corners, or in dreams.



ce que j’aime avec la traduction des Vagues, c’est repérer un visuel
je me répète, mais l’écriture de VW est très picturale, mais pas parce qu’elle décrit des scènes, des paysages, des éléments picturaux, elle est picturale en elle-même

ici, mon premier indice c’est la pomme ronde sur le rideau (the firelight broke off some round apple on the curtain)
ronde, mais pas tout à fait ronde, some round, une sorte de pomme ronde, ce n’est pas un cercle parfait, qui se dessine nettement

arrive ensuite la phrase
There we talked ; sat talking ; sauntered down that avenue, the avenue which runs under the trees, under the thick-leaved murmuring trees, the trees that are hung with fruit, which we have trodden so often together, so that now the turf is bare round some of those trees, round certain plays and poems, certain favourites of ours—the turf is trodden bare by our incessant unmethodical pacing.

avec ses répétitions, qui sont plutôt des reprises, comme dans un chant le refrain, une avancée, la phrase s’appuie sur le mot précédent pour se relancer
(that avenue - the avenue
under the trees - under the thick-leaved trees
round some of those tress - round certains plays
certains plays - certains favorites
)

c’est très "vagues" comme effet
une vague s’appuie sur la précédente, roule, l’eau reprend, roule encore
ce qui donne un effet de boucles
de rond imparfait
et ces boucles reprises forment un mouvement total
(parler, être assis et parler, marcher, le décor, les arbres, les arbres, les arbres, les fruits, l’herbe piétinée, les poèmes, la marche) (parler c’est marcher, parler c’est avancer, et parler ce n’est pas seulement parler avec ses propres mots mais en incluant ceux des autres, les mots des autres)

en fait c’est le temps qui fait boucle, et depuis le début
il faut remonter au-dessus du rond de la pomme, qui est le détail visible
avant lui il y a déjà une boucle si je regarde mieux
dans
nobody, I thought, ever changes the attitude in which we saw them first, or the clothes

déjà les vêtements
au début, je me suis demandé pourquoi cette question des vêtements est mise en valeur
VW insiste sur le fait de s’en désintéresser (ne pas perdre de temps à chausser des souliers élégants, à trouver une cravate qui fasse illusion)

et lorsque Bernard trouve Neville, celui-ci est resté inchangé, mais la phrase met les vêtements en exergue
nobody, I thought, ever changes the attitude in which we saw them first, or the clothes
avec le or the clothes qui arrive en fin de phrase
elle n’écrit pas
nobody, I thought, ever changes the attitude or the clothes in which we saw them first
un choix de traduction pourtant fait deux fois sur les trois versions publiées, parce qu’en français ça semble plus simple, plus compréhensible, de ranger clothes et attitude ensemble, mais VW ne le fait pas, elle les sépare

alors je cherche pourquoi (pourquoi séparer clothes et attitude, en deux pans séparés) (séparés comme les pages du livre avec le coupe-papier)
ou bien peut-être qu’elle ne sépare pas en fait, mais qu’elle rassemble attitude et clothes, puisque c’est la même chose pour les deux
on pourrait penser interne/externe, pensée/apparence, comportement/habillage, placer à chaque fois le coupe-papier bien au milieu, mais c’est peut-être plus complexe si ce qu’on montre de soi et ce qu’on est sont comme deux jambes avec lesquelles marcher
et sa façon de mettre or clothes à la fin de la phrase, ce serait comme dire "vous pensez que c’est comme ça avec la façon d’être, the attitude, mais au fait, je vous le dis en passant, c’est la même chose avec la surface des apparences que nous montrons, clothes"

et puis je réalise que je fais fausse route
cette idée que (pour le traduire vite) "personne ne change les manières qu’il avait la première fois qu’on l’a vu"
je l’avais comprise comme "on reste toujours identique au fond à qui on était enfant"
mais ce n’est pas tout à fait ça
personne ne change ce qu’on a vu de lui la première fois
personne ne modifie l’image qu’on s’est faite de lui, son habillage, l’habillage qu’on lui a donné en le regardant
au fond, c’est soi qui ne change pas, soi-même on reste bloqué sur nos propres images
il y a un effet miroir ici

et puis il y a miroir aussi dans la formulation entre le ever (de ever changes) et le ever (de ever since we first met)

j’essaye de faire en sorte que cette répétition du ever apparaisse en français, mais je ne vois pas comment
par contre la phrase, avec ce ever et ce ever installe la boucle d’un temps étale, un temps long qui se situe hors de l’horloge (laquelle arrive au paragraphe suivant)
j’utilise alors le mot "temps" dès ce moment
car il y a une boucle du temps

Bernard croit, pense, espère être revenu à un temps précédent, celui de la première rencontre, celui des débuts
et peut-être qu’il y croit d’autant plus en voyant la pomme presque ronde se détacher sur le rideau
qu’il y croit d’autant plus en marchant avec Neville dans la boucle de la phrase sous les arbres, en marchant sur l’herbe piétinée en ronds, les ronds d’herbe rase autour des arbres, autour des poèmes, des tirades
toutes les boucles s’enchevêtrent les unes dans les autres (temps, textes, personnes, fruits, déambulations, etc.)

cette avancée en boucles, même si elle doit s’initier avec la plus grande méthode (solitude, rideaux tirés, coupe-papier qui structure) ne peut se faire qu’en embrassant un mélange impalpable, en forme de volutes, sans bords, non définies, c’est une avancée sans structure, unmethodical, et c’est en prenant en compte cette fumée qu’on avance, c’est ce qui fait que le rond est presque rond mais pas entièrement rond
je ne dois pas manquer cette phrase
je dois répéter le terme "méthodique" à chaque fois qu’il apparaît, dans les rideaux tirés, dans la marche désordonnée, parce que c’est là que ça coince

comme si, après la marche, et parce qu’on a trop tiré sur la boucle, il était impossible de garder la structure, le rond devenait inatteignable
d’ailleurs, sur le rideau à la fin, la pomme a disparue (the threads on the curtain sparkled), elle a comme explosé

Neville casse le temps
(It was Neville who changed our time)
le temps ne coule plus en s’allongeant de Shakespeare à eux, mais il est bloqué
par des détails secs, tic-tac d’horloge, bruits dehors, poignée de porte qui bouge
tout se rétracte en un point
un seul individu, une seule seconde (parmi des myriades, From the myriads of mankind and all time past)

le temps s’arrête, se fige dans le rideau sculpté (The fold of the curtain became still, statuesque)
le coupe-papier qui ne sert plus à lire le temps du livre en séparant les pages, mais qui devient dur comme le bête objet plat et platement utilitaire qu’il est (the paper-weight on the table hardened)

tout est devenu dramatiquement net, tristement net (definite, external)
pas une once de vie (de troubles, de doutes, de sédiments)

toute cette scène est une boucle, une répétition
la répétition de la scène où Susan pleurait

(It was Susan who cried, that day when I was in the tool-house with Neville ; and I felt my indifference melt. Neville did not melt. "Therefore," I said, "I am myself, not Neville,"
Et Susan en pleurs, le jour où j’étais dans la cabane à outils avec Neville ; j’ai senti mon indifférence fondre. Neville ne fondait pas. "Alors", j’ai pensé, "je suis moi, je ne suis pas Neville"
)

ici aussi, une fois de plus, Bernard pense : je suis moi, je ne suis pas Neville
(I became aware of my own [...] nature)

le temps est une boucle que l’on revit sans la ressusciter
aussi cela ne peut donner que sur la mort

en l’occurrence, le mort
Percival
celui qui remet le temps en ordre

et c’est douloureux, cela fait mal
toujours et partout
dans, et en dehors du temps
dans la rue, dans les rêves
(at street corners, or in dreams)

je bute sur Swelling, perpetually augmented, there is a vast accumulation of unrecorded matter in my head
et en particulier sur le unrecorded

comme à chaque fois que je patauge ou tâtonne, je vais voir ce qu’écrivent les autres :

Marguerite Yourcenar : "Un vaste amoncellement de connaissances oubliées grandit sans cesse dans ma cervelle"
(si ces connaissances sont oubliées, quoi dire ? c’est très étrange ce "oubliées" pour unrecorded, je ne pense pas que Bernard passe son temps à avancer en terrain flou où il oublierait de plus en plus de choses)

Cécile Wajsbrot : "En perpétuelle crue, croissance, une quantité de matériau brut s’accumule dans ma tête"
("brut", je ne suis pas sûre, ce serait du matériel à affiner, à creuser, je comprends l’idée, mais je ne sens pas la matière à l’état premier, dont on doit se saisir pour la travailler, dans unrecorded)

Michel Cusin : "Grossissant, constamment renforcée, une quantité de matériau non inventorié s’accumule dans ma tête"
(là, je suis d’accord, non inventorié, dont on ne peut pas faire l’inventaire, qui ne peut pas être consigné dans un livre, non enregistré dans un registre, non recorded, merci Michel Cusin)

je bute aussi sur The wide and dignified sweep of his mind contracted
parce que j’ai besoin que le sweep existe
il pourrait faire référence au "balayer" de la scène fondatrice, avec les jardiniers en train de balayer et la dame assise à écrire
et si je cherche de l’aide dans les autres traductions je n’en trouve pas
(Michel Cusin : "La vaste et noble amplitude de sa pensée se contracta"
Cécile Wajsbrot : "Le mouvement ample et digne de sa pensée se contractait"
Marguerite Yourcenar : "Le noble et vaste espace de sa pensée se rétrécit")
je tente quelque chose

mais je fais peut-être fausse route
mon cerveau, dès qu’il voit sweep, pense aux balais des jardiniers
il oublie que nous sommes dans les vagues et qu’elles aussi balayent la plage
que l’élément liquide est là, avec ce qui coule (sank into one of those silences), ce qui est immergé (We who had been immersed), le fluide clair (a still, sparkling fluid), l’étendue brisée par une nageoire (a fin rose in the wastes of silence ; and then the fin, the thought, sinks back into the depths)
je revois donc la phrase avec cette idée en tête

page 164 sur 177... je continue


 ma proposition

C’est pour cette raison qu’au lieu d’enfiler mes souliers vernis et de chercher une cravate acceptable, j’ai voulu aller voir Neville. J’ai voulu voir mon plus vieil ami, celui qui m’avait connu quand j’étais Byron ; le jeune homme de Meredith, le héros d’un livre de Dostoïevski dont j’ai oublié le nom. Je l’ai trouvé seul, en train de lire. Table parfaitement rangée ; rideau tiré droit, méthodiquement ; le coupe-papier au centre des pages d’un livre français – personne, ai-je pensé, ne changera jamais la façon dont on l’a vu se comporter la première fois, ou s’habiller. Il était resté assis là, sur sa chaise, ainsi vêtu, depuis tout ce temps, celui de la première rencontre. Elle était là, la liberté ; l’intimité ; la lumière du feu faisait se détacher une sorte de pomme ronde sur le rideau. Nous avons parlé ; assis tous les deux, parlé ; et flâné en descendant le long de l’avenue, cette avenue qui circule sous les arbres, sous le feuillage épais et chuchotant des arbres, arbres d’où pendent des fruits et sous lesquels nous avons si souvent marchés ensemble, si bien qu’à présent l’herbe est nue autour de quelques-uns de ces arbres, de quelques-uns de ces monologues et de ces poèmes, certains parmi nos préférés – l’herbe est foulée à nu par nos allées et venues incessantes et qui n’ont rien de méthodique. S’il me faut attendre, je lis ; si je me réveille la nuit, je tâtonne sur l’étagère pour trouver un livre. Et s’enfle, sans cesse grandissante, l’accumulation de matériaux dont l’inventaire est impossible que j’ai en tête. De temps en temps, je détache un morceau, Shakespeare peut-être, ou peut-être cette vieille femme qu’on nomme Peck ; et je me dis, pendant qu’au lit je fume une cigarette, "C’est Shakespeare. C’est Peck" – avec la certitude de les reconnaître, et le choc que procure ce savoir, un délice sans fin, même si le partager est difficile. Ainsi nous avons partagé nos Pecks, nos Shakespeares ; comparant la version de chacun ; nous autorisant chacun l’un l’autre à placer sa Peck ou son Shakespeare sous un meilleur éclairage ; et nous coulions dans ce genre de silence qu’on brise ici ou là de quelques mots, comme si une nageoire venait fendre l’étendue du silence ; puis la nageoire, la pensée, replonge dans les profondeurs, en répandant tout autour d’elle de petites ondes de plaisir, de contentement.
Oui, mais soudain, le tic-tac de l’horloge. Nous qui étions plongés dans ce monde avons repris conscience d’un autre. C’est douloureux. C’est Neville qui a changé le temps. Lui qui déroulait sa pensée dans le temps illimité de l’esprit, lui qui en un éclair pouvait l’étirer de Shakespeare jusqu’à nous, remua le feu et commença à vivre selon cette autre horloge qui rythme l’approche d’une personne précise. L’ample et subtil flot de sa pensée se rétracta. Il était aux aguets. Je pouvais le sentir écouter les bruits de la rue. Je le voyais tapoter un coussin. Au milieu de toute cette myriade d’humains et parmi tous les temps écoulés, il choisissait un seul individu, et un moment particulier. Un bruit s’entendit dans le hall. Ce qu’il a dit a vacillé dans l’air comme une flamme inquiète. Je l’ai vu isoler un pas au milieu d’autres pas ; attendre un détail spécifique pour l’identifier et, vif comme un serpent, fixer la poignée de la porte. (D’où l’acuité inouïe de ses sens ; il s’entraîne toujours en les exerçant vers un seul.) Concentrée à ce point, une passion repousse les autres et en fait des corps étrangers flottant dans un liquide tranquille, lumineux. J’ai pris conscience de ma propre nature, vague, troublée, remplie de sédiments, de doutes, de phrases et de notes pour plus tard dans des carnets. Le pli du rideau était maintenant immobile, sculptural ; le presse-papiers sur la table semblait durcir ; les fils sur le rideau brillaient de mille éclats ; tout devenait défini, extérieur, une scène où je n’avais pas ma place. Je me suis donc levé ; je l’ai quitté.
Juste ciel ! comme elles m’ont agrippé en sortant, les griffes de la vieille douleur ! ce désir de voir quelqu’un qui n’est pas là. Mais qui ? D’abord, je n’ai pas su ; puis je me suis souvenu de Percival. Je n’avais pas pensé à lui depuis des mois. Rire avec lui maintenant, rire de Neville, avec lui, voilà ce que je voulais, partir bras dessus bras dessous avec lui en riant. Mais il n’était pas là. La place était vide.
C’est étrange comme le mort nous saute dessus au coin d’une rue, ou dans les rêves.

.


( work in progress )

.

.

.

.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.