TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

W5 (5textes5images5jours) (actuellement en dormance)

W5 . 2 *drosera

samedi 10 juin 2023, par C Jeanney

  • [protocole (5 textes 5 images tous les 5 jours)]

    Un. Aujourd’hui les touristes sentent la lessive et traînent leur valise à roulettes derrière eux en soupirant.
    UnDeux. La drosera capensis n’a rien à faire. Elle a tout prévu. Au bout de chacun de ses poils, elle fait pousser des gouttes qui imitent la rosée, et des bestioles qui ignorent le nom qu’on leur donne restent collées. La passiflore reprend des forces. Elle a ouvert deux fleurs en même temps hier. Ce matin elle respire.
    UnDeuxTrois. Je cherche pour ma mère des chansons italiennes des années 30. Si je trouve celles que son père lui chantait, ce sera une joie à ajouter dans le grand sas de brutalités qui bouillonnent. C’est important. On ne sait jamais à l’avance ce qui servira de point de repère. Si je ne trouve pas, j’aurais quand même écouté de vieux tangos italiens et décidé de passer sous silence l’orchestre Semprini qui offre son salut au duce. Certains souvenirs poissent, comme les gouttes de la drosera capensis, et nous devons faire gaffe au plus petit déplacement d’idée qui nous scellerait à mort.
    UnDeuxTroisQuatre. Les avions sont passés, le bruit a fait trembler ma main qui tournait la clé dans la serrure. Plus tard, dans les virages, un convoi de gendarmerie formait un long serpent, inquiétant, sirènes et gyrophares hurlants, vrillants, polluant les chants - les champs, chants des oiseaux, champs calmes de féverole, d’orge et de lin. Encore plus tard, des pelles de militaires déblayant les congères de sable sécurisaient le passage de moïse, il fallait faire place, dans le ciel, sur la terre, comme quand la mer Rouge s’ouvre en deux, et qu’est-ce que ça fait d’être dans la peau d’un humain qui avance sans ouvrir aucune porte, sans attendre dans aucune file d’attente, sans s’arrêter au panneau stop ni aux feu rouge, qu’est-ce que ça fait de voir partout, à chaque intersection, des hommes en bleu marine ou en kaki qui font les cent pas à cause de soi, échodemoïse, d’une commémoration, à l’autre, qu’est-ce que ça fait au corps et à la tête ce rapport au temps, à l’espace, est-ce qu’on a des données scientifiques, biologiques ? on étudie les spéléologues qui perdent contact avec le monde de la surface rythmé par la lumière, j’ai cru comprendre qu’ils se fabriquent leur rythme à eux, sans plus tenir compte des étoiles, des marées ou des autres, devenus peu à peu trop lointains pour conserver un visage. Et si moïse allait s’acheter de la lessive à la supérette le dimanche matin, et râlait sur son vélo à cause du pneu arrière dégonflé ? – expérience impossible, comme tricoter avec des cheveux de méduse – expérience tellement impossible que son concept ne peut se transmettre au cerveau que sous forme de blague.
    UnDeuxTroisQuatreCinq. Il paraît que certains modérateurs de Wikipédia travaillent à restaurer des pages où les contributeurs, sous le prétexte d’apporter des informations, racontent leur vie. Je ne sais pas ce que ça donne. Peut-être Abraham Lincoln (prononcé en anglais : /ˈeɪ.bɹə.hæm ˈliŋ.kən/), né le 12 février 1809 dans le comté de Hardin (Kentucky) et mort assassiné le 15 avril 1865 à Washington, D.C., est un homme d’État américain, mais je n’ai pas l’énergie pour en parler, j’ai des soucis d’argent en ce moment. Ou bien Castellare-di-Casinca est une commune française située dans la circonscription départementale de la Haute-Corse et cela donne envie, vraiment, mais j’ai décidé de ne pas partir en vacances cette année. Ou encore Pedro Chirivella Burgos, né le 23 mai 1997 à Valence en Espagne, est un footballeur espagnol qui est comme moi, il dort mal et déteste tout ce qui est cuisiné au gingembre.
    C’est peut-être dommage de gommer la chair inattendue de ces pages en supprimant l’intervention d’un inconnu, d’une inconnue, pieds glissés dans un territoire qui ne lui appartient pas. À l’inverse, deux écrivains canadiens (Darren Wershler et Bill Kennedy, dans Status Update) font débarquer les noms de morts célèbres dans les conversations des réseaux sociaux : Jonathan Swift vient de recevoir ses billets pour le match des Wranglers ce soir. […] Les tongs de James Joyce l’horripilent. […] Arthur Rimbaud a bu un coup de trop mais doit quand même finir sa compta.
    Peut-être que ça fait du bien d’être interloqué. La bizarrerie apparaît, comme les contours quand on sature la barre de contraste, et la banalité s’estompe, l’habitude s’estompe, devient inacceptable, le Québec brûle, des menhirs de sept mille ans détruits pour construire un magasin de bricolage. Si la sidération disparaissait, comme la mer de glace en Arctique l’été, nous serions incapables de quoi que ce soit, à part soupirer, et pousser nos valises à roulettes devant nous en boucliers.

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    (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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